Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1215

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 346-347).

1215. — DE FREDERIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 6 de novembre[1].

Mon cher ami, j’ai été aussi mortifié de l’état infirme de votre santé que j’ai été réjoui par la satisfaction que vous me témoignez de ma Préface. J’en abandonne le style à la critique de tous les zoïles de l’univers ; mais je me persuade en même temps qu’elle se soutiendra, puisqu’elle ne contient que des vérités, et que tout homme qui pense sera obligé d’en convenir.

Cette réfutation de Machiavel, à laquelle vous vous intéressez, est achevée. Je commence à présent à la reprendre par le premier chapitre, pour corriger, et pour rendre, si je le puis, cet ouvrage digne de passer à la postérité. Pour ne vous point faire attendre, je vous envoie quelques morceaux de ce marbre brut qui ne sont pas encore polis.

J’ai envoyé, il y a huit jouis, l’Avant-propos à la marquise ; vous recevrez tous les chapitres corrigés et dans leur ordre, lorsqu’ils seront achevés. Quoique je ne veuille point mettre mon nom à cet ouvrage, je voudrais cependant, si le public en soupçonnait l’auteur, qu’il ne pût me faire du tort. Je vous prie, par cette considération, de me faire l’amitié de me dire naturellement ce qu’il y faut corriger. Vous sentez que votre indulgence, en ce cas, me serait préjudiciable et funeste.

Je m’étais ouvert à quelqu’un du dessein que j’avais de réfuter Machiavel ; ce quelqu’un m’assura que c’était peine perdue, puisque l’on trouvait, dans les Notes poliliques d’Amelot de La Houssaie, sur Tacite, une réfutation complète du Prince politique. J’ai donc lu Amelot et ses Notes, mais je n’y ai point trouvé ce qu’on m’avait dit ; ce sont quelques maximes de ce politique dangereux et détestable qu’on réfute, mais ce n’est pas l’ouvrage en corps.

Où la matière me l’a permis, j’ai mélé l’enjouement au sérieux, et quelques petites digressions dans les chapitres qui ne présentaient rien de fort intéressant au lecteur. Ainsi, les raisonnements, qui n’auraient pas manqué d’ennuyer par leur sécheresse, sont suivis de quelque chose d’historique, ou de quelques remarques un peu critiques, pour réveiller l’attention du lecteur. Je me suis tu sur toutes les choses où la prudence m’a fermé la bouche, et je n’ai point permis à ma plume de trahir les intérêts de mon repos.

Je sais une infinité d’anecdotes sur les cours de l’Europe, qui auraient à coup sur diverti mes lecteurs ; mais j’aurais composé une satire d’autant plus offensante qu’elle eut été vraie ; et c’est ce que je ne ferai jamais. Je ne suis point né pour chagriner les princes, je voudrais plutôt les rendre sages et heureux. Vous trouverez donc dans ce paquet cinq chapitres de Machiavel, le plan de Remusberg, que je vous dois depuis longtemps, et quelques poudres qui sont admirables pour vos coliques. Je m’en sers moi-même, elles me font un bien infini. Il les faut prendre le soir, en se couchant, avec de l’eau pure.

Adieu, cher ami toujours malade et toujours persécuté ; je vous quitte pour reprendre mon ouvrage, et noircir le caractère infâme et scélérat de l’avocat du crime, de la même plume qui fit l’éloge de l’incomparable auteur de la Henriade : mais elle confondra plus facilement le corrupteur du genre humain qu’elle n’a pu louer le précepteur de l’humanité. C’est une chose fâcheuse pour l’éloquence que, lorsqu’elle a de grandes choses à dire, elle soit toujours inférieure à son sujet.

Mes amitiés à la marquise, mes compliments à vos amis, qui doivent être les miens, puisqu’ils sont dignes d’être les vôtres. Je suis avec toute l’amitié et la tendresse possible, mon cher Voltaire, votre très-fidèle ami,

Fédéric.
  1. Réponse à la lettre 1212.