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Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1270

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 424-428).

1270. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 3 mai.

Mon cher Voltaire, il faut avouer que vos rêves valent les veilles de beaucoup de gens d’esprit : non point parce que je suis le sujet de vos vers, mais parce qu’il n’est guère possible de dire de plus jolies choses et de plus galantes sur un plus mince sujet.

Ce dieu du Goût dont tu peignis le temple,
Voulant lui-même éclairer l’univers,

Et nous donner son immortel exemple,
À, sous ton nom, sans doute fait ces vers.

Je le crois effectivement, et c’est vous qui nous abusez.

L’aimable, le divin Voltaire
Écrit, mais il ne fait pas tout :
L’on assure qu’au dieu du Goût
Il ne sert que de secrétaire.

Dites-nous un peu si c’est la vérité, et comment votre état vous permet d’accorder[1] tant d’imagination et tant de justesse, tant de profondeur et tant de légèreté,

Tant de savoir, tant de génie,
Melpomène avec Uranie,
Euclide armé de son compas,
Et les Grâces qui sur tes pas
S’empressent autour d’Émilie ;
Les Ris badins, les Ris moqueurs,
Avec les doctes profondeurs
De l’immense philosophie.

Ce sera, je crois, une énigme pour les siècles futurs, et le désespoir de ceux qui voudront être savants et aimables après vous.

Votre rêve, mon cher Voltaire, quoique très-avantageux pour moi, m’a paru porter le caractère véritable des rêves, qui ne ressemblent jamais parfaitement à la vérité. Il y manque beaucoup de choses pour l’accomplir, et il me semble qu’un esprit prophétique aurait pu y ajouter ceci :

L’ange protecteur de Berlin,
Voulant y porter la science,
Chercha, parmi le genre humain,
Un sage en qui sa confiance
Des beaux-arts remît le destin.
Il ne chercha point dans la France
Ce radoteur, vieille éminence[2],
Qu’un peuple rongé par la faim,
Ou quelque auteur manquant de pain,
Assez grossièrement encense ;
Mais, loin de ce prélat romain,
Il trouva l’aimable Voltaire
Que Minerve même instruisait,
Tenant en ses mains notre sphère.
Qui sagement examinait,
Et tout rigidement pesait
Au poids que, d’une main sévère,
La Vérité lui fournissait.
« Ah ! dit l’ange, c’est mon affaire.

Si l’esprit, ainsi qu’autrefois,
Sur le trône élevait les rois,
La Prusse te verrait naguère[3]
Revêtu de ce caractère ;
Mais de plus indulgentes lois
Aux sots donnent les mêmes droits.
D’où vient que ces faveurs insignes
Ne sont jamais pour les plus dignes ? »

Cet ange, ou ce génie de la Prusse, n’en resta pas là ; il voulait à quelque prix que ce fût, vous engager à vous mettre à la tête de cette nouvelle académie dont le rêve fait mention. Je lui dis que nous n’en étions pas encore où nous en croyions être :

Car que peut une académie
Contre l’appât de la beauté ?
Le poids seul que donne Émilie
Entraîne tout de son côté.

L’ange tenait ferme ; il prétendait prouver que le plaisir de connaître était préférable à celui de jouir.

Mais finissons, ceci suffit :
Car Despréaux sagement dit
Qu’un bavard qui prétend tout dire[4],
Franc ignorant dans l’art d’écrire,
Lasse un lecteur qu’il étourdit.

Du génie heureux de la Prusse, je passe à l’ange gardien de Remusberg, dont la protection s’est manifestée dans le terrible incendie qui a réduit en cendres la plus grande partie de la ville. Le château a été sauvé : cela n’est point étonnant, votre portrait y était enfermé.

Ce palladium le sauva
D’une affreuse flamme en furie
Ondoyante, ardente ennemie
Qui bientôt le bourg consuma) ;
Car au château l’on conserva,
Et toujours l’on y révéra.
De vous l’image tant chérie.
Mais le Troyen qui négligea
D’un dieu la céleste effigie.
Vit sa négligence punie ;
Bientôt le Grégeois apporta

La semence de l’incendie
Par lequel Ilion brûla.

Ce palladium est placé dans le sanctuaire du château, dans la bibliothèque, où les sciences et les arts lui tiennent compagnie, et lui servent de cadre ;

Et les sages de tous les temps,
Les beaux esprits et les savants
L’honorent dans cette chapelle ;
De ses ouvrages excellents
On voit le monument fidèle,
De ses écrits tous les fragments,
Et la Henriade immortelle,
D’une foule de courtisans,
Tous animés de même zèle,
Reçoit les hommages fervents.

En vérité, sainte Marie,
Lorette et tous vos ornements,
La pompe de vos sacrements,
Vos prêtres et leur momerie,
Ne valent pas assurément
Ce culte exempt de flatterie,
Sans faste et sans hypocrisie ;
Ce culte de nos sentiments,
Qui sur l’autel du vrai mérite,
Le discernement à sa suite.
Offre le plus pur des encens.

Je vous prie de critiquer et mes vers et ma prose ; je corrige tout à mesure que je reçois vos oracles. Pour vous fournir nouvelle matière à correction, je vous envoie un conte[5] dont mon séjour de Berlin m’a fourni le sujet. Le fond de l’histoire est véritable ; j’ai cru devoir l’ajuster. Le fait est qu’un homme nommé Kirch[6], astronome de profession, et, je crois, un peu astrologue par plaisir, est mort d’apoplexie : un ministre de la religion réformée[7], de ses amis, vint voir ses sœurs, toutes deux astronomes, et leur conseilla de ne point enterrer leur frère, parce qu’il y avait beaucoup d’exemples de personnes que l’on avait enterrées avant que leur trépas fût avéré ; et, par le conseil de cet ami, les sœurs crédules du mort[8] attendirent trois semaines avant que de l’enterrer, jusqu’à ce que l’odeur du cadavre les y força, malgré les représentations du ministre, qui s’attendait tous les jours à la résurrection de M. Kirch. J’ai trouvé l’histoire si singulière qu’elle m’a paru mériter la peine d"être mise dans un conte. Je n’ai eu d’autre objet en vue que celui de m’égayer ; et, s’il est trop long, vous n’en attribuerez la raison qu’à l’intempérance de ma verve.

Que ma bague, mon cher Voltaire, ne quitte jamais votre doigt. Ce talisman est rempli de tant de souhaits pour votre personne qu’il faut de nécessité qu’il vous porte bonheur ; j’y contribuerai toujours autant qu’il dépendra de moi, vous assurant que je suis inviolablement votre très-fidèle ami.

Faites, s’il vous plaît, mes compliments à votre aimable marquise.

  1. Et comment votre être aussi singulier qu’accompli a pu accorder… (Variante des Œuvres posthumes, édit. de Berlin.)
  2. Le cardinal de Fleury.
  3. Frédéric se trompait en croyant naguère synonyme de bientôt.
  4. Boileau a dit (Art poétique, I, 63) :
    Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.


    Voltaire, dans le sixième de ses Discours sur l’Homme (voyez tome IX), a dit :
    Le secret d’ennuyer est celui ds tout dire.

  5. Le Faux Pronostic, ou le Miracle manqué.
  6. Christfried Kirch, mort le 9 mars 1740.
  7. De la religion prétendue réformée. (Variante de l’original déposé à la Bibliothèque de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg.)
  8. Par le conseil de ce crédule ami, les sœurs du mort. (Variante de l’original.)