Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1272

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 431-432).

1272. — À M. DE CIDEVILLE,
conseiller honoraire du parlement.
À Bruxelles, ce 5 mai.

Un ballot est parti, mon cher ami ; il est marqué d’un grand T. Signa Thau super caput dolentium[1]. Ce paquet est très-honteux de ne contenir que quatre tomes de mes anciennes rêveries imprimées à Amsterdam, et rien de mes nouvelles folies.

On va jouer Zulime à Paris. Peut-être la jouera-t-on quand vous recevrez cette lettre ; mais je l’ai tant corrigée que je n’ai pu encore la faire transcrire pour vous l’envoyer. Il eût été mieux de vous l’envoyer d’abord tout informe qu’elle était ; j’y aurais gagné de bons conseils, mais aussi je vous aurais fait un mauvais présent. Voilà ce que c’est que d’être condamné à vivre loin de vous. Quel plaisir ce serait de vous consulter tous les jours, de vous montrer le lendemain ce que vous auriez réformé la veille ! Voilà comme les belles-lettres font le charme de la vie ; autrement elles n’en font que la faible consolation.

J’espère enfin vous envoyer bientôt Zulime et Mahomet. Ce Mahomet n’est pas, comme vous croyez bien, le Mahomet II qui coupe la tête à sa bien-aimée ; c’est Mahomet le fanatique, le cruel, le fourbe, et, à la honte des hommes, le grand, qui de garçon marchand devient prophète, législateur et monarque.

Zulime n’est que le danger de l’amour, et c’est un sujet rebattu ; Mahomet est le danger du fanatisme, cela est tout nouveau. Heureux celui qui trouve une veine nouvelle dans cette mine du théâtre si longtemps fouillée et retournée ! Mais je veux savoir si c’est de l’or que j’ai tiré de cette veine ; c’est à votre pierre de touche, mon cher ami, que je veux m’adresser.

J’ai bien envie de mettre bientôt dans votre bibliothèque un monument singulier de l’amour des beaux-arts, et des bontés d’un prince unique en ce monde. Le prince royal de Prusse, à qui son ogre de père permettait à peine de lire, n’attend pas que ce père soit mort pour oser faire imprimer la Henriade. Il a fait fondre en Angleterre des caractères d’argent[2] et il compte établir dans sa capitale une imprimerie aussi belle que celle du Louvre. Est-ce que ce premier pas d’un roi philosophe ne vous enchante pas ? Mais, en même temps, quel triste retour sur la France ! C’est à Berlin que les beaux-arts vont renaître. Eh ! que fait-on pour eux en France ? On les persécute. Je me console, parce qu’il y a une Émilie et un Cideville, et que, quand on a le bonheur de leur plaire, on n’a que faire de l’appui des sots.

Adieu, mon cher ami ; Mme du Châtelet vous fait mille compliments. Je suis à vous pour ma vie. V.

  1. Signa Thau super frontes virorum gementium et dolentium. (Ezéchiel, chapitre ix, v. 4.)
  2. La première lettre de Frédéric où il soit question de ces caractères d’argent est la lettre 1274 ; mais il est bien probable que le prince en avait déjà dit un mot à Voltaire, à la fin d’avril 1740, dans une lettre qui n’a pas été imprimée.