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Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1381

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 549-551).

1381 — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Berlin, ce 28 novembre.

Puisque Votre Humanitè aime la petite écriture[1] :

Ô champs vestphaliens, faut-il vous traverser ?
Destin, où m’allez-vous réduire ?

Je quitte un demi-dieu que je dois encenser,
Le modèle des rois dans l’art de se conduire,
Et le mien dans l’art de penser.

J’ai paru devant vous, ô respectable mère[2] !
Vous à qui doit Berlin sa gloire et son appui,
Vous dont tient mon héros son divin caractère,
Vous qu’on aime à la fois et pour vous et pour lui.

Les sœurs[3] de Marc-Aurèle, Henri[4], son digne frère,
Tour à tour enchantent mes yeux.
Je crois voir dans leur sanctuaire
Les dieux encore enfants, et Cybèle avec eux.

Ce superbe arsenal, où la main de la guerre
Tient la destruction des plus fermes remparts.
Me paraît à la fois le monument des arts,
Le séjour de la Mort, de Mars, et du tonnerre.

Mais d’où partent ces doux concerts ?
C’est Achille qui chante, Apollon qui l’inspire ;
Il porte entre ses mains et l’épée et la lyre ;
Il fait le destin de l’empire ;
Il fait plus, il fait de beaux vers.

Je reçois, sire, dans ce moment, une lettre[5] de Votre Majesté, que M. de Raesfeld me renvoie.

Je suis bien fâché de ne l’avoir pas reçue plus tôt, j’aurais été consolé. Votre Majesté m’apprend qu’elle a pris le parti de désavouer l’une et l’autre édition, et d’en faire imprimer une nouvelle leçon à Berlin, quand elle en aura le loisir. Cela seul suffit pour mettre sa gloire en sûreté, en cas qu’il y ait quelque chose dans ces éditions qui déplaise à Sa Majesté. L’ouvrage est déjà si généralement goûté que Votre Majesté ne peut que se rendre encore plus respectable en corrigeant ce que j’ai gâté, et en fortifiant ce que j’ai affaibli. Puissé-je être aussi fripon qu’un jésuite[6] aussi gueux qu’un chimiste, aussi sot qu’un capucin, si j’ai rien en vue que votre gloire ! Sire, je vous ai érigé un autel dans mon cœur ; je suis sensible à votre réputation comme vous-même. Je me nourris de l’encens que les connaisseurs vous donnent ; je n’ai plus d’amour-propre que par rapport à vous.

Lisez, sire, cette lettre[7] que je reçois de M. le cardinal de Fleury. Trente particuliers m’en écrivent de pareilles ; l’Europe retentit de vos louanges. Je peux jurer à Votre Majesté qu’excepté le malheureux écrivain de petites nouvelles il n’y a personne qui ne sache que je suis incapable d’avoir fait un tel ouvrage de politique, et qui ne connaisse ce que peut votre singulier génie.

Mais, sire, quelque grand génie qu’on puisse être, on ne peut écrire ni en vers ni en prose sans consulter quelqu’un qui nous aime.

Au reste, que la lettre de M. le cardinal de Fleury ne vous étonne pas, sire ; il m’a toujours écrit avec quelque air d’amitié. Si j’étais mal avec lui, c’est que je croyais avoir sujet d’être mécontent de lui, et je n’avais pu plier mon caractère à lui faire ma cour. Il n’y a jamais que le cœur qui me conduise.

Votre Majesté verra, par sa lettre en original, que quand j’ai fait tenir l’Anti-Machiavel à ce ministre, comme à tant d’autres, je me suis bien donné de garde de désigner Votre Majesté pour l’auteur de cet admirable livre.

Je vous supplie, sire, de juger ma conduite dans cette affaire par la scrupuleuse attention que j’ai eue à ne jamais donner à personne copie des vers dont Votre Majesté m’a honoré ; j’ose dire que je suis le seul dans ce cas.

Je vais partir demain[8]. Mme du Châtelet est fort mal. Je me flatte encore d’être assez heureux pour assurer un moment Votre Majesté, à Potsdam, du tendre attachement, de l’admiration et du respect avec lesquels je serai toute ma vie, sire, de Votre Majesté le très-humble et très-obéissant serviteur.

  1. Voltaire, dans sa jeunesse, avait une écriture nette et fort lisible, quoique très-menue. On en trouve un fac-similé à la fin de la Henriade réimprimée suivant l’édition de 1728, par M. Paul Renouard, en 1826.
  2. Sophie-Dorothée de Hanovre, sœur du roi d’Angleterre George II ; morte
    en 1757.
  3. Wilhelmine, margrave de Bareith ; les princesses Ulrique et Amélie, etc.
  4. Frédéric-henri-Louis, né le 18 janvier 1726.
  5. La lettre 1355.
  6. Voyez la lettre au Père de La Tour, du 7 février 1746.
  7. La lettre 1378.
  8. Voltaire ne partit que le 2 ou le 3 décembre.