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Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2094

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 132-133).

2094. — À MADAME LA DUCHESSE DU MAINE.
Ce samedi.

Ma protectrice, gardez mes sentiments dans votre cœur, et non mes lettres dans vôtre cassette : elles vont comme elles peuvent ; mais, pour les sentiments, ils ont la hardiesse d’être dignes de toutes les bontés de Votre Altesse sérénissime. Je défie les Lamotte, les Fontenelle, et tutti quanti ; ils n’ont point eu tant de zèle et tant d’envie de vous plaire. Permettez que je joigne à ce paquet le long et superbe rôle de M. le comte de Loss[1]. Il ornera au moins le spectacle de sa belle figure, et cela vaut bien cent vers au moins, fussent-ils de Corneille. Voici aussi un petit mémoire pour M. Martel, car je ne manque à rien, et il faut que vos sénateurs soient vêtus. Si nosseigneurs les comédiens du roi prêtent des manteaux, à la bonne heure ; sinon, on conspirera très-bien sans manteau, et nous avons une douzaine de sénateurs romains qui sont, comme moi, à votre service ; mais il n’y en a aucun qui soit pénétré pour Votre Altesse sérénissime d’un respect plus profond, et qui admire plus votre éloquence.

Il faut que votre protégé dise à Votre Altesse que j’ai suivi en tout les conseils dont elle m’a honoré. Elle ne saurait croire combien Cicéron et César y ont gagné. Ces messieurs-là auraient pris vos avis s’ils avaient vécu de votre temps. Je viens de lire Rome sauvée. Ce que Votre Altesse sérénissime a embelli a fait un effet prodigieux. L’abbé Le Blanc, qui a un peu travaillé au Catilina de Crébillon, ne veut pas que Cicéron se fie à César, et le pique d’honneur. Je ne le ferais pas si j’étais l’abbé Le Blanc ; mais j’en userais ainsi si j’étais Cicéron.

La scène de Cicéron avec Catilina était digne de Votre Altesse, quand elle était placée au premier acte, avant que Catilina ait pris ses dernières résolutions ; mais, quand ses résolutions sont prises, quand l’action est commencée, cette scène, renvoyée au second acte, ne fait plus le même effet. Cicéron doit soupçonner avant que le spectateur ait vu Catilina agir. Il est très-aisé de remettre les choses en leur lieu, mais ce ne peut être pour lundi. Ainsi Votre Altesse aura la bonté, quand elle entendra, au second acte, ce bavard de Cicéron, de supposer que c’est au premier acte qu’il pérore. Ayez cette indulgence, et nous tâcherons de mieux jouer à la représentation qu’à la répétition.

Je débarrasse encore ma protectrice du logement des histrions. Je prie seulement l’intrépide et l’exact Gauchet de m’envoyer, lundi, à une heure précise, une gondole et un carrosse à quatre, qui amèneront et ramèneront conjurés et consuls.

Ah ! ma protectrice, je suis bien fâché, mais un jour, un jour viendra que Rome sauvée ne sera pas indigne de Ludovise.

Cicéron, le Bavard.

  1. Ambassadeur extraordinaire d’Auguste, roi de Pologne.