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Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2100

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 137-140).

2100. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Compiègne, le 26 juin.

Ainsi dans vos galants écrits,
Qui vont courant toute la France,
Vous flattez donc l’adolescence
De ce d’Arnaud que je chéris,
Et lui montrez ma décadence[1].
Je touche à mes soixante hivers ;
Mais si tant de lauriers divers

Ombragent votre jeune tête[2],
Grand homme, est-il donc bien honnête
De dépouiller mes cheveux blancs
De quelques feuilles négligées,
Que déjà l’Envie et le Temps
Ont, de leurs détestables dents,
Sur ma fête à demi rongées ?

Quel diable de Marc-Antonin !
Et quelle malice est la vôtre !
Égratignez-vous d’une main[3],
Lorsque vous protégez de l’autre ?
Croyez, s’il vous plaît, que mon cœur,
En dépit de mes onze lustres,
Sent encor la plus noble ardeur[4]
Pour le premier des rois illustres.
Bientôt nos beaux jours sont passés[5].

L’esprit s’éteint, le temps l’accable,
Les sens languissent émoussés,
Comme des convives lassés
Qui sortent tristement de table ;
Mais le cœur est inépuisable,
Et c’est vous qui le remplissez.

Je ne suis à Compiègne, sire, que pour demander au plus grand roi du Midi la permission d’aller me mettre aux pieds du plus grand roi du Nord ; et les jours que je pourrai passer auprès de Frédéric le Grand seront les plus beaux de ma vie. Je pars de Compiègne après-demain. Je suis exact ; je compte les heures, elles seront longues de Compiègne à Sans-Souci. Il y a cent mille sots qui ont été à Rome[6] cette année ; s’ils avaient été des hommes, ils seraient venus voir vos miracles.


À Clèves, ce 2 juillet.

Sire, j’avais envoyé ma lettre à votre chancelier de Clèves, et j’arrive aussitôt qu’elle ; je la rouvre pour remercier encore Votre Majesté. Je suis arrivé me portant très-mal. En vérité, je vais à votre cour comme les malades de l’antiquité allaient au temple d’Esculape.


Ici j’acquiers un double grade ;
Je suis de Votre Majesté
Et le sujet et le malade.
Je fais la cour a la naïade
De ce beau lieu peu fréquenté ;
De son onde je bois rasade.
La nymphe, pleine de bonté,
À mes yeux a daigné paraître ;
Elle m’a dit : « Ce lieu champêtre
Pourrait te donner la santé ;
Mais vole auprès du roi mon maître :
Il donne l’immortalité. »

J’y vole, sire ; j’arriverai mort ou vif. Je pars d’ici le 5[7] ; mon misérable état, et plus encore mon carrosse cassé, me retiennent trois jours.

Je supplie Votre Majesté d’avoir la honte d’envoyer l’ordre pour le vorspann au commandant de Lipstadt, et de daigner me recommander à lui. C’est une chose affreuse pour un malade français, qui n’a que des domestiques français, de courir la poste en Allemagne. Érasme s’en plaignait il y a deux cents ans. Ayez pitié de votre malade errant.

Je recachette ma lettre, et je renouvelle à Votre Majesté mon profond respect, et ma passion de voir encore ce grand homme.

  1. Voici les vers que le roi de Prusse avait faits pour d’Arnaud ; nous les donnons d’après l’original, publié dans l’Amateur d’autographes, année 1868, page 22.


    D’Arnaud, par votre beau génie
    Venez réchaufer nos cantons.
    Par les sons de votre harmonie
    Réveiller ma muse asoupie
    Et diviniser nos Manons.

    L’amour présida à vos chansons
    Et dans vos himmes que j’admire
    La tendre volupté respire
    Et semble dicter ses leçons.

    Dans peu, sans être témérère
    Prenant votre vol jusqu’aux cieux
    Vous pouvez égaler Voltère
    Et près de Virgile et d’Homère
    Jouir de vos succez fameux ;

    Déjà l’Apolon de la france
    S’achemine à sa décadence,
    Venez briller à votre tour.
    Ellevez-vous s’il baisse encore :
    Ainsi le couchant d’un beau jour
    Promet une plus bêle aurore.

    Marmontel raconte, dans les Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants (vers la fin du VIe livre), qu’il était chez Voltaire lorsque Thieriot apporta à celui-ci l’Épître de Frédéric à Baculard d’Arnaud. Voltaire lut un moment en silence et d’un air de pitié, mais quand il en fut aux vers où Frédéric donne à entendre que Voltaire est à son couchant et d’Arnaud à son aurore, il se mit en fureur, et s’écria : « J’irai, oui, j’irai lui apprendre à se connaître en hommes ! » Dès ce moment son voyage à Berlin fut décidé.

    On peut croire que Frédéric avait adressé ces vers à d’Arnaud pour décider Voltaire à venir à Berlin, car il l’avertit, dans le dernier alinéa de la lettre 2079, que des hérétiques élèveront sûrement quelques autels à Baal si le dieu invisible ne se montre hientôt.

  2. Variante :


    S’accumulent sur votre tête,
    Grand prince, il n’est pas fort honnête…

    (Édit. de Kehl.)
  3. Variante :


    Vous égratignez d’une main,
    Lorsque vous caressez de l’autre.

    (Édit. de Kehl.)
  4. Variante :


    Conserve encore quelque ardeur,
    Et c’est pour les hommes illustres.

    (Édit. de Kehl.)
  5. Variante :


    L’esprit baisse ; mes sens glacés
    Cèdent au temps impitoyable.
    Comme des convives lassés
    D’avoir trop longtemps tenu table ;
    Mais mon cœur est inépuisable.

    (Édit. de Kehl.)
  6. Pour le jubilé.
  7. Voltaire, parti de Compiègne le 28 juin 1750, et non le 25 juillet, quoiqu’il le dise dans la lettre 2102 à Mme Denis, arriva à Potsdam vers la mi-juillet. Ce fut à la fin de juin et au commencement de juillet qu’il visita les champs de bataille de Fontenoy, de Raucoux et de Laufeldt.