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Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2193

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 247-248).

2193. — À MADAME DENIS.
À Berlin, le 20 février.

Je vous remercie tendrement de tout ce que vous m’envoyez. Je m’amuse, ma chère enfant, pendant les intervalles de ma maladie, à finir ce Siècle de Louis XIV. Il serait plus rempli de recherches, plus curieux, plus plein, s’il était achevé dans son pays natal ; mais il ne serait pas écrit si librement. Je me trouverais le matin avec des jansénistes, le soir avec des molinistes : la préférence m’embarrasserait ; au lieu qu’ici je jouis de toute mon indifférence et de la plus parfaite impartialité. Votre intention est donc de redonner Mahomet avant Catllina ? Nous verrons si vous y réussirez.

Franchement, je n’ai jamais trop conçu comment le prophète de la Mecque avait scandalisé les dévots de Paris. J’imagine bien qu’à Constantinople on trouverait mauvais que j’eusse ainsi traité le prophète des Osmanlis ; mais quel intérêt y prennent vos rigoristes ? En vérité, c’est un plaisant exemple de ce que peuvent la cabale et l’envie. Qui pourra jamais croire qu’un homme tel que l’abbé Desfontaines eût persuadé à quelques gens de robe, mal instruits, que cette tragédie était dangereuse à la religion ? Encore, si j’avais fait l’embrasement de Sodome, cet honnête abbé aurait eu quelque prétexte de se plaindre ; mais rien ne l’attachait à Mahomet, Enfin il parvint à exciter le zèle d’un homme[1] en place, et quelquefois un homme en place est un sot. Le préjugé subsiste toujours, et je crois que votre négociation trouvera bien des obstacles. M. le maréchal de Richelieu aura beau faire, les Turcs ne s’endormiront pas. Quelle pitié ! Si cet ouvrage avait été d’un inconnu, on n’aurait rien dit ; mais il était de moi, et il fallait crier. La méchanceté et le ridicule de vos cabales me consolent souvent d’être ici. Ce n’est point de l’enthousiasme qu’il faut à nous autres chétifs enfants d’Apollon : c’est de la patience, et ce n’est pas là d’ordinaire notre vertu.

Faites tout ce qu’il vous plaira. Je vous remets Rome et la Mecque entre les mains ; ce sont deux saintes villes. Pour moi, je ne sais plus à quel saint me vouer depuis que je me suis avisé si mal à propos de vivre loin de vous. Je suis bien malade, et justement puni.

  1. Le cardinal de Fleury.