Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2303

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 338-339).

2303. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Potsdam, le 13 novembre.

Ce La Mettrie, cet homme-machine, ce jeune médecin, cette vigoureuse santé, cette folle imagination, tout cela vient de mourir[1] pour avoir mangé, par vanité, tout un pâté de faisan aux truffes. Voilà, mon héros, une de nos farces achevée. La Mettrie est mort précisément de la même maladie dont le roi[2] réchappa si heureusement en 1744. Il laisse à Berlin une maîtresse éplorée, qui malheureusement n’est pas jolie, et à Paris des enfants qui meurent de faim. Il a prié milord Tyrconnell, par son testament, de le faire enterrer dans son jardin.

Vous avez peut-être reçu, monseigneur, une grande ennuyeuse lettre[3] de moi, où j’avais l’honneur de vous parler de ce pauvre diable. Je vous importunais encore d’une certaine terre d’Assai qui est dans votre censive, et pour laquelle il y a un procès que vous pourriez, dit-on, avoir la bonté de terminer un jour par un doux accord. Ma nièce veut qu’on vende cette terre. Hélas ! très-volontiers. Vous êtes mon seigneur suzerain, et vous ferez de moi tout ce que vous voudrez. Elle prétend aussi que vous ne voulez pas qu’Aurélie soit traitée en petite fille, et que Catilina et Céthégus la renvoient faire de la tapisserie, au premier acte. Vous la voulez plus nécessaire, plus résolue, plus respectée dans la maison. Je suis entièrement de votre avis. Les trois premiers actes sont absolument changés et envoyés. Je ne veux pas en avoir le démenti. Ce petit triomphe, si c’en est un, sera amusant. Nous vous fournirons d’autres batelages pour votre année.

En attendant, je vous prie, à vos heures perdues, de parcourir ce que ma nièce doit avoir l’honneur de vous confier du Siècle de Louis XIV. J’aurais bien voulu en raisonner avec vous à Richelieu ; mais on ne peut pas être partout. Il y a plus d’un ciel dans ce monde. Celui de Potsdam me plaît toujours beaucoup, sans me faire oublier le vôtre. La société est douce et délicieuse. Ma machine va fort mal, mais mon âme va bien, elle est tranquille ; et cette âme est toute à vous. Je serais bien fâché qu’elle quittât mon corps sans vous avoir fait sa cour. De près ou de loin, sain ou malade, philosophe ou faible, je vous suis bien tendrement dévoué jusqu’au dernier moment de ma drôle de vie.

Adieu, monseigneur ; daignez m’aimer toujours un peu, et vous souvenir un peu de votre ancien serviteur, dans le chien de tourbillon où vous êtes. Jouissez, digérez tout le plus longtemps qu’il est possible, et goûtez ce songe de la vie.

  1. Le 11 novembre.
  2. Voyez tome XV, page 224.
  3. Elle est restée inconnue.