Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2304

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 340-341).
2304. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 13 novembre.

Mon cher ange, j’ai pour principe qu’il faut croire ses amis. Vous ne me paraissez pas tout à fait du parti d’Aurélie ; elle vous a paru faible, et, dans le fond, vous ne seriez pas fâché qu’elle eût le nez un peu plus à la romaine ; pour moi, j’avais du penchant à la faire douce et tendre. Si j’étais peintre, je peindrais Catilina les yeux égarés et l’air terrible, Cicéron faisant de grands gestes, Caton menaçant. César se moquant d’eux, et Aurélie craintive et éplorée ; mais on veut au théâtre de Paris, dans le royaume des femmes, que les femmes soient plus importantes. J’avais oublié cette loi de votre nation si contraire à la loi salique. Il n’est pas étonnant que je sois devenu si peu galant dans le couvent de frère Philippe, où il n’y a point d’oies[1] ; mais enfin j’ai cédé ; la pluralité l’a emporté. J’ai repeint la femme de Catilina, et je lui ai donné des traits un peu plus mâles, Enfin j’ai refait trois actes. Les deux premiers surtout sont entièrement différents. Algarotti prétend que cela est beaucoup mieux ; vous en jugerez ; pour moi, je suis jusqu’à présent de son avis. Il y a près de quinze jours que ces trois premiers actes sont partis escortés d’un quatrième. J’ai fait tout ce que j’ai pu ; mes maladies ne m’ont point découragé ; les contradictions ne m’ont point rebuté. J’ai imaginé qu’il fallait que Catilina aimât sa femme ; il ne l’aime, à la vérité, qu’en Catilina ; mais, s’il ne la regardait que comme une personne indifférente, dont il se sert pour cacher des armes dans sa cave, cette femme serait trop peu de chose. Un personnage n’intéresse guère que quand un autre personnage s’intéresse à lui, à moins qu’il n’ait une violente passion ; et ce n’est pas ici le cas des passions violentes. Enfin vous verrez la façon dont j’ai remanié tout cela. Un Siècle à finir, une édition nouvelle de toutes mes rêveries, que je réforme d’un bout à l’autre, et Rome sauvée par-dessus : en voilà beaucoup pour un malade. Je vous prie d’encourager Mme Denis à donner Rome sauvée. Je ne puis en refuser l’impression à mon libraire[2], qui fait ma nouvelle édition, et à qui je l’ai promise ; c’est une parole à laquelle je ne peux manquer.

J’ai envoyé aussi l’ancienne Adelaïde, pour laquelle vous vous sentiez un peu de faible ; mais gardez-vous bien de la préférer à Rome. Croyez fermement, malgré le ton doucereux de notre théâtre, qu’une scène de César et de Catilina vaut mieux que toute Adélaïde. Je ne sais pas trop ce que Mme Denis a été faire à Fontainebleau avant qu’on donne Rome sauvée ; c’est après le succès (supposé que nous en ayons) qu’il fallait aller là. Je crains un peu cette entrevue pour le moment présent. On croit le Catilina de Crébillon un chef-d’œuvre ; il n’y a que le succès d’un bon ouvrage et le temps qui puissent détromper.

On dit que l’abbé de Bernis va être ambassadeur à Venise[3]. Je plains le procurateur de Saint-Marc s’il a une jolie femme.

Adieu, mes chers anges ; je baise toujours le petit bout de vos ailes. Aviez-vous entendu parler d’un médecin nommé La Mettrie, brave athée, gourmand célèbre, ennemi des médecins, jeune, vigoureux, brillant, regorgeant de santé ? Il va secourir milord Tyrconnell, qui se mourait ; notre Irlandais lui fait manger tout un pâté de faisan, et le malade tue son médecin. Astruc en rira, s’il peut rire.

  1. Un des contes de La Fontaine est intitulé les Oies du frère Philippe. — Voltaire dit, dans ses Mémoires, en parlant du palais de Frédéric, qu’il n’y entrait jamais ni femmes ni prêtres. (Cl.)
  2. G.-C. Walther, de Dresde, qui faisait une nouvelle édition des Œuvres de Voltaire, et qui publia en effet Rome sauvée, à la suite du Supplément au Siècle de Louis XIV. Voyez tome V, page 210 ; et XV, 88.
  3. Cette nouvelle était vraie.