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Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2305

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 341-342).

2305. — À MADAME DENIS.
À Potsdam, le 14 novembre.

Protectrice de l’Alcoran[1], nous sommes tous ici malades, milord Tyrconnell empire, le comte de Rottembourg se meurt, Darget se plaint à Dieu et aux dames du col de sa vessie ; pour le major Chazot[2], qui a dû vous rendre une lettre, il s’était emmaillotté la tête, et avait feint une grosse maladie pour avoir permission d’aller à Paris. Il se porte bien, celui-là, et si bien qu’il ne reviendra plus. Il avait pris son parti depuis longtemps, mais notre fou de La Mettrie n’a point fait semblant ; il vient de prendre le parti de mourir. Notre médecin est crevé à la fleur de son âge, brillant, frais, alerte, respirant la santé et la joie, et se flattant d’enterrer tous ses malades et tous les médecins ; une indigestion l’a emporté.

Je ne reviens point de mon étonnement. Milord Tyrconnell envoie prier La Mettrie de venir le voir pour le guérir ou pour l’amuser. Le roi a bien de la peine à lâcher son lecteur, qui le fait rire, et avec qui il joue. La Mettrie part, arrive chez son malade dans le temps que Mme Tyrconnell se met à table ; il mange et boit, et parle, et rit plus que tous les convives ; quand il en a jusqu’au menton, on apporte un pâté d’aigle déguisé en faisan, qu’on avait envoyé du Nord, bien farci de mauvais lard, de hachis de porc, et de gingembre ; mon homme mange tout le pâté, et meurt le lendemain chez milord Tyrconnel, assisté de deux médecins dont il s’était moqué. Voilà une grande époque dans l’histoire des gourmands.

Il y a actuellement une grande dispute pour savoir s’il est mort en chrétien ou en médecin. Le fait est qu’il pria le comte de Tyrconnell de le faire enterrer dans son jardin. Les bienséances n’ont pas permis qu’on eût égard à son testament. Son corps, enflé et gros comme un tonneau, a été porté, bon gré, mal gré, dans l’église catholique, où il est tout étonné d’être. Ma chère enfant, les chênes[3] tombent, et les roseaux demeurent. Le roi a fait pour moi une ode pour m’exhorter à vieillir et à mourir. J’ai bien corrigé son ode[4], et je ne m’en porte pas mieux. Il me traite vraiment de divin, comme le peintre Pesne[5]. Nous savons ce que ces mots-là signifient. Cette lettre vous sera rendue par le Tartare païen de milord Maréchal, qu’il a dépêché ici. Dieu conduise ce bon Calmouck au plus vite !

  1. De Mahomet, dont elle avait obtenu la reprise.
  2. Voyez tome XXXVI, page 259.
  3. La Fontaine, livre I, fable xxii.
  4. Ode à Voltaire : qu’il prenne son parti sur les approches de la vieillesse et de la mort.
  5. Voyez la lettre 2277.