Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2626

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 102-105).

2626. — À M. — [LE COMTE DE STADION][1].
À Mayence, 14 juillet 1753.

Son Excellence permettra que, pour excuser auprès d’elle une démarche qui aura pu paraître indiscrète, on lui envoie le journal de ce qui s’est passé à Francfort, et de ce qu’on avait prévu.

La personne intéressée a pris la liberté de s’adresser à Son Excellence sur la réputation de sa probité et de sa vertu compatissante. Elle est très en peine de savoir si ses lettres ont été reçues. Elle supplie Son Excellence de vouloir bien faire écrire si elle a reçu les paquets, et de faire adresser ce mot chez M. le comte de Bergen, à Mayence.

Voltaire présente ses profonds respects à Son Excellence.


JOURNAL

de ce qui s’est passé à Francfort-sur-mein.

François de Voltaire, Parisien, et Cosimo Colini, Florentin, arrivent à Francfort le dernier mai 1753, et logent à l’auberge du Lion-d’Or.

Le 1er juin au matin, le sieur Freytag se fait annoncer chez le sieur de Voltaire, Son Excellence de Prusse : il entre avec un officier prussien et l’avocat Rücker ; il demande au sieur de Voltaire les lettres qu’il peut avoir de Sa Majesté et le livre imprimé des poésies françaises de Sa Majesté, dont elle lui avait fait présent.

Le sieur de Voltaire rend toutes les lettres qu’il a, avec toute la soumission possible ; mais comme le livre des poésies de Sa Majesté prussienne est encore à Hambourg dans un ballot, il se constitue prisonnier sur son serment, jusqu’à ce que le ballot soit revenu. Il écrit pour faire adresser ce ballot au sieur Freytag lui-même.

Freytag lui signe, au nom du roi son maître, deux billets, l’un valant pour l’autre, conçus en ces termes :

« Monsieur, sitôt le grand ballot sera ici, où est l’œuvre de poésie du roi que Sa Majesté demande, et l’œuvre de poésie rendu à moi, vous pourrez partir où bon vous semblera. À Francfort, 1er juin. Freytag, résident. »

Le 9 juin, Mme Denis, nièce du sieur de Voltaire, fille d’un gentilhomme, et veuve d’un gentilhomme officier du roi de France, arrive à Francfort pour conduire aux eaux de Plombières son oncle, qui est mourant.

Le 17 juin, le ballot où est l’œuvre de poésie de Sa Majesté prussienne arrive au sieur Freytag.

Le 20, le sieur de Voltaire, en vertu des conventions, veut aller aux bains de Visbad, n’ayant pas la force de se transporter si loin que Plombières. Il laisse tous ses effets à Francfort, et sa nièce doit les faire emballer et le suivre.

On arrête alors le sieur de Voltaire ; on le mène chez le marchand Schmith. Ce marchand lui prend tout son argent dans ses poches, sans aucune formalité, s’empare d’une cassette pleine d’effets précieux, et de ses papiers de famille, et le fait conduire par douze soldats dans une gargote qui sert de prison. Il fait saisir le sieur Cosimo Colini, lui prend aussi son argent dans ses poches, et le fait emprisonner de même. Colini s’écrie qu’il est sujet de Sa Majesté impériale. Schmith répond qu’on ne connaît point l’empereur à Francfort, et Freytag, présent, dit au sieur de Voltaire et au sieur Cosimo que s’ils avaient osé mettre le pied sur les terres de Mayence pour se mettre en sûreté, il leur aurait fait tirer un coup de pistolet dans la tête sur les terres de Mayence.

Le même soir du 20 juin, un nommé Dorn, ci-devant notaire de Francfort, cassé par sentence de la ville, et qui n’a d’autre titre que celui de copiste de Freytag, va dans l’auberge du Lion-d’Or prendre la dame Denis avec des soldats, la conduit à pied, à travers toute la populace, la traîne évanouie dans un grenier de la prison où est enfermé son oncle, met quatre soldats à la porte de cette dame, lui ôte sa femme de chambre et ses laquais, se fait apporter à souper dans sa chambre et y passe seul la nuit, et a l’insolence de vouloir abuser d’elle ; elle crie, et Dorn fut intimidé.

Le 21 juin, les prisonniers font présenter requête au magistrat de Francfort ; le magistrat demande à Schmith le marchand de quel droit il traite ainsi des étrangers qui voyagent avec des passe-ports du roi de France.

Il répond que c’est au nom du roi de Prusse ; qu’à la vérité ils n’ont point d’ordre, mais qu’ils en recevront incessamment. C’est sur cette seule attente de ces ordres que Schmith fonde de telles violences, et il s’en rend caution sur tous ses biens comme bourgeois de Francfort, par un acte qui doit être au greffe de la ville, et dont le sieur de Voltaire a demandé en vain copie.

Mme Denis écrit au roi de Prusse, le 22, un détail de ces violations atroces du droit des gens.

Cependant Schmith, Freytag, et Dorn, viennent dans la prison, signifient aux prisonniers qu’ils doivent payer 128 écus d’Allemagne par jour pour leur détention, et leur présentent un écrit à signer par lequel les prisonniers jureront de ne parler jamais de ce qui s’est passé.

Dorn leur donne aussi une requête allemande à présenter à Leurs Excellences Freytag et Schmith ; moyennant quoi, dit-il, ils seront élargis. Il reçoit deux carolins ou environ pour cette requête, elle est déposée au greffe de la ville.

Les prisonniers présentent requête au magistrat. La dame est élargie le 25 ; le sieur de Voltaire reste prisonnier avec des soldats. Le 5 juillet, la dame Denis reçoit réponse au nom du roi de Prusse par l’abbé de Prades. La lettre contient : que la dame Denis n’a jamais dû être arrêtée, et que le sieur Freytag a seulement eu ordre de redemander au sieur de Voltaire les poésies imprimées de Sa Majesté, et de le laisser partir.

Le 6 juillet, Freytag et Schmith, sans rendre aucune raison, consentent que le sieur de Voltaire soit élargi ; et le magistrat alors lui ôte ses soldats, avec la permission de Schmith. Le 7 au matin, le nommé Dorn ose revenir chez la dame Denis et le sieur de Voltaire, feignant de rapporter une partie de l’argent que le sieur Schmith avait volé dans les poches du sieur de Voltaire et du sieur Colini ; puis il va au conseil de la ville faire rapport qu’il a vu passer le sieur de Voltaire avec un pistolet, et prendre ce prétexte pour que Schmith et lui gardent l’argent. Deux notaires jurés, qui étaient présents, ont beau déposer sous serment que ce pistolet n’avait ni poudre, ni plomb, ni pierre, qu’on le portait pour le faire raccommoder ; en vain trois témoins déposent la même chose.

Le sieur de Voltaire est forcé de sortir de Francfort avec sa nièce et le sieur Colini, tous trois volés et accablés de frais, obligés d’emprunter de l’argent pour continuer leur route. On a volé au sieur de Voltaire papiers, bagues, un sac de carolins, un sac de louis d’or, et jusqu’à une paire de ciseaux d’or et de boucles de souliers.

La ville de Francfort n’a point été surprise de ces horreurs. Elle sait que le nommé Freytag, soi-disant ministre du roi de Prusse, est un fugitif de Hanau, condamné à la brouette à Dresde, et qui a reçu publiquement des coups de bâton à Francfort par le comte de Wasco, colonel au service de Sa Majesté impériale, auquel il avait volé six cents ducats : il a eu vingt aventures publiques pareilles.

Le nommé Schmith a été condamné à une amende de quarante mille francs par une commission de Sa Majesté impériale, pour avoir rogné des ducats ; et son commis, pendu à Bruxelles pour avoir payé en espèces rognées.

Le nommé Dorn est actuellement cassé par sentence de la ville de Francfort.

Voilà les faits dont il faut du moins qu’on soit instruit, avant qu’on puisse se mettre sous la protection des lois et agir en justice.

  1. Voyez la lettre 2569.