Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2663

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 140-141).

2663. — À M. DE. CIDEVILLE.
À Colmar, le 11 novembre.

Mon ancien ami, Mme Denis m’apprit, il y a quelque temps, vos idées charmantes, et les obstacles qu’elles trouvent. Vous sentez à quel point je dois être reconnaissant et affligé. Je comptais venir oublier Denis de Syracuse dans la retraite de Platon ; la destinée s’est acharnée à en ordonner autrement. Vous auriez tous deux ranimé mon goût, qui se rouille, et mon peu de génie, qui s’éteint. Vous auriez fait de jolis vers, et j’en aurais fait de tristes, que vous auriez égayés. Votre vallée de Tempé eût bien mieux valu que l’Olympe sablonneux où le diable m’avait transporté.

Mais tout cela n’est qu’un agréable songe. Il faut se soumettre à son destin. Des maladies plus cruelles encore que les rois me persécutent. Il ne me manque que des médecins pour m’achever ; mais, Dieu merci, je ne les vois que pour le plaisir de la conversation, quand ils ont de l’esprit ; précisément comme je vois les théologiens, sans croire ni aux uns ni aux autres.

On dit, mon ancien ami, que votre campagne[1] est charmante ; mais vous en faites le plus grand agrément. Je ne me console pas de n’y pouvoir aller. Ne viendrez-vous point à Paris cet hiver ? Probablement la querelle des billets de confession y sera assoupie. Ces maladies épidémiques ne durent guère qu’une année.

Je ne sais ce qu’est devenu Formont ; tout se disperse dans le grand tourbillon de ce monde. Si les êtres pensants étaient libres, ils se rassembleraient ; mais, ô liberté, vous êtes de toutes façons une belle chimère !

Adieu, mon cher et ancien ami.


Durum ! sed levius fit patientia.

(Hor., lib. I, od. xxiv, v. 19.)

Je mets, au lieu de ce mot, amicitia. V.

  1. La terre de Launai, voisine de la Rivière-Bourdet, à cinq lieues de Rouen.