Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2695

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 170-171).

2695. — AU PÈRE DE MENOUX[1],
jésuite.
À Colmar, le 17 février.

Vous ne vous souvenez peut-être plus, mon révérend père, d’un homme qui se souviendra de vous toute sa vie. Cette vie est bientôt finie. J’étais venu à Colmar pour arranger un bien assez considérable que j’ai dans les environs de cette ville. Il y a trois mois que je suis dans mon lit. Les personnes les plus considérables de la ville m’ont averti que je n’avais pas à me louer des procédés du père Merat, que je crois envoyé ici par vous. S’il y avait quelqu’un au monde dont je pusse espérer de la consolation, ce serait d’un de vos pères et de vos amis que j’aurais dû l’attendre. Je l’espérais d’autant plus que vous savez combien j’ai toujours été attaché à votre société et à votre personne. Il n’y a pas deux ans que je fis les plus grands efforts pour être utile aux jésuites de Breslau. Rien n’est donc plus sensible ici pour moi que d’apprendre, par les premières personnes de l’Église, de l’épée, et de la robe, que la conduite du père Merat n’a été ni selon la justice ni selon la prudence. Il aurait dû bien plutôt me venir voir dans ma maladie, et exercer envers moi un zèle charitable, convenable à son état et à son ministère, que d’oser se permettre des discours et des démarches qui ont révolté ici les plus honnêtes gens, et dont M. le comte d’Argenson, secrétaire d’État de la province, qui a de l’amitié pour moi depuis quarante ans, ne peut manquer d’être instruit. Je suis persuadé que votre prudence et votre esprit de conciliation préviendront les suites désagréables de cette petite affaire. Le père Merat comprendra aisément qu’une bouche chargée d’annoncer la parole de Dieu ne doit pas être la trompette de la calomnie, qu’il doit apporter la paix et non le trouble, et que des démarches peu mesurées ne pourront inspirer ici que de l’aversion pour une société respectable qui m’est chère, et qui ne devrait point avoir d’ennemis.

Je vous supplie de lui écrire ; vous pourrez même lui envoyer ma lettre, etc.

  1. Joseph de Menoux, né en 1695 à Besançon, mort à Nancy en 1766. Voltaire qui le connaissait bien, prétend, dans ses Mémoires, que c’était le plus intrigant et le plus hardi prêtre qu’il eût jamais connu. (Cl.)