Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2749

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 226-227).

2749. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Senones, le 12 juin.

Mon cher ange, ceux qui disent que l’homme est libre ne disent que des sottises. Si on était libre, ne serais-je pas auprès de vous et de Mme d’Argental ? Ma destinée serait-elle d’avoir des anges gardiens invisibles ? Je pars le 8 de Colmar, dans le dessein de venir jouir enfin de votre présence réelle. Je reçois en partant une lettre de Mme Denis, qui me mande que Maupertuis et La Condamine vont à Plombières ; qu’il ne faut pas absolument que je m’y trouve dans le même temps ; que cela produirait une scène odieuse et ridicule ; qu’il faut que je n’aille aux eaux que quand elle me le mandera. Elle ajoute que vous serez de cet avis, et que vous vous joindrez à elle pour m’empêcher de vous voir. Surpris, affligé, inquiet, embarrassé, me voilà donc ayant fait mes adieux à Colmar, et embarqué pour Plombières. Je m’arrête à moitié chemin ; je me fais bénédictin dans l’abbaye de Senones, avec dom Calmet[1], l’auteur des Commentaires sur la Bible, au milieu d’une bibliothêque de douze mille volumes, en attendant que vous m’appeliez dans votre sphère. Donnez-moi donc vos ordres, mon cher ange ; je quitterai le cloître dès que vous me l’ordonnerez ; mais je ne le quitterai pas pour le monde, auquel j’ai un peu renoncé ; je ne le quitterai que pour vous.

Je ne perds pas ici mon temps. Condamné à travailler sérieusement à cette Histoire générale, imprimée pour mon malheur, et dont les éditions se multiplient tous les jours, je ne pouvais guère trouver de grands secours que dans l’abbaye de Senones. Mais je vous sacrifierai bien gaiement le fatras d’erreurs imprimées dont je suis entouré, pour goûter enflin la douceur de vous revoir. Prenez-vous les eaux ? Comment Mme d’Argental s’en trouve-t-elle ? Que je bénis le préjugé qui fait quitter Paris pour aller chercher la santé au milieu des montagnes, dans un très-vilain climat ! La médecine a le même pouvoir que la religion : elle fait entreprendre des pèlerinages. Réglez le mien ; vous êtes tous deux les maîtres de ma marche comme de mon cœur.

La poste va deux fois par semaine de Plombières à Senones, par Raon. Elle arrive un peu tard, parce qu’elle passe par Nancy ; mais enfin j’aurai le bonheur de recevoir de vos nouvelles. Adieu ; je vous embrasse.


Le moine Voltaire.

  1. Voltaire, dans sa lettre à dom Calmet, du 13 février 1748, lui avait témoigné le désir d’être, pendant quelques semaines, un de ses moines.