Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2824

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 293-294).

2824. — À M. THIERIOT.
À Lyon, le 3 décembre.

Votre lettre, mon ancien ami, m’a fait plus de plaisir que tout l’enthousiasme et toutes les bontés dont la ville de Lyon m’a honoré. Un ami vaut mieux que le public. Ce que vous me dites d’une douce retraite avec moi, dans le sein de l’amitié et de la littérature, me touche bien sensiblement. Ce ne serait peut-être pas un mauvais parti pour deux philosophes qui veulent passer tranquillement leurs derniers jours. J’ai avec moi, outre ma nièce, un Florentin[1] qui a attaché sa destinée à la mienne. Je compte m’établir dans une terre sur les lisières de la Bourgogne, dans un climat plus chaud que Paris, et même que Lyon, convenable à votre santé et à la mienne.

Je n’étais venu à Lyon uniquement que pourvoir M. le maréchal de Richelieu, qui m’y avait donné rendez-vous. C’est une action de l’ancienne chevalerie. Dieu, qui éprouve les siens, ne l’a pas récompensée. Il m’a affublé d’un rhumatisme goutteux qui me tient perclus. On me conseille les eaux d’Aix en Savoie, on les dit souveraines ; mais je ne suis pas encore en état d’y aller, et je reste au lit en attendant.

Le hasard, qui conduit les aventures de ce monde, m’a fait rencontrer au cabaret, à Colmar et à Lyon, Mme la margrave de Baireuth, sœur du roi de Prusse, qui m’a accablé de bontés et de présents. Tout cela ne guérit pas les rhumatismes. Ce que je redoute le plus, ce sont les sifflets dont on menace la Pandore de Royer ; c’est un des fléaux de la boîte. Cet opéra, un tant soit peu métaphysique, n’est point fait pour votre public. M. Royer a employé M. de Sireuil, ancien porte manteau du roi, pour changer ce poëme, et le rendre plus convenable au musicien. Il ne reste de moi que quelques fragments ; mais, malgré tous les soins qu’on a pu prendre sans me consulter, je crains également pour le poëme et pour la musique. Si on a quelque justice, on ne me doit tout au plus que le tiers des sifflets.

À l’égard de Jeanne d’Arc, native de Domremy[2], je me flatte que la dame[3] qui la possède, par une infidélité, ne fera pas celle de la rendre publique. Une fille ne fournit point de pucelles.

Je vous prie, mon ancien ami, de présenter mes hommages à la chimiste, à la musicienne, à la philosophe chez qui[4] vous vivez. Elle me fait trembler ; vous ne la quitterez pas pour moi.

Mme Denis vous fait ses compliments. Je vous embrasse de tout mon cœur. Quand vous aurez un quart d"heure à perdre, écrivez à votre ancien ami.

Qu’est devenu Ballot-l’imagination[5] ? Comment se porte Orphée Rameau ?

Quid agis ? quomodo vales ? Farewell.

  1. Colini.
  2. Domremy-la-Pucelle (Vosges), à quelques lieues de Cirey-le-Chàteau, ou Cirey-Voltaire (Haute-Marne). (Cl.)
  3. Mlle du Thil.
  4. Mme de La Popelinière, qui n’est morte qu’en novembre 1756.
  5. C’était probablement Ballot de Sovot, mort en 1761.