Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2839

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 310-311).

2839. — À M. DE BRENLES.
Prangins, 31 décembre.

Puisque les hommes sont assez barbares pour punir de mort la faute d’une fille qui dérobe une petite masse de chair aux misères de la vie, il fallait donc ne pas attribuer l’opprobre et les supplices à la façon de cette petite masse de chair. Je recommande cette malheureuse fille à votre philosophie généreuse. Nous espérons avoir l’honneur de vous voir à Prangins, quand vous aurez fini cette triste affaire. Il est vrai que nous sommes, ma nièce et moi, dans une maison d’emprunt, et qu’il s’en faut beaucoup que nous ayons un ménage monté ; mais le régisseur de la terre nous aide, et nous sommes d’ailleurs des philosophes ambulants qui, depuis quelque temps, ne sommes point accoutumés à nos aises.

Nous resterons à Prangins jusqu’à ce que nous puissions nous orienter. Je vois qu’il est très-difficile d’acquérir ; qu’importe, après tout, pour quatre jours qu’on a à vivre, d’être locataire ou propriétaire ? La chose vraiment importante est de passer ces quatre jours avec des êtres pensants.

Je n’en connais point avec qui j’aimasse mieux achever ma vie que M. et Mme de Brenles ; nous n’avons de compatriotes que des philosophes, le reste n’existe pas. Je reçois, dans le moment, une lettre de la pauvre Mme Goll ; son sort est fort triste d’avoir été obligée d’épouser un Goll, et de l’avoir perdu. On la chicane sur tout ; on ne lui laissera rien. Le mieux qu’elle puisse faire serait de venir se retirer avec nous auprès de Lausanne. Je lui ai offert la maison que je n’ai pas encore ; j’espère qu’elle et moi nous serons logés l’un et l’autre des mains de l’amitié.

Je m’unis à mon oncle, madame, pour vous prier de faire l’honneur à deux ermites de les venir voir, dès que M. de Brenles sera libre. Il y a longtemps que j’ai celui de vous connaître de réputation, et, par conséquent, la plus grande envie de jouir de votre aimable société. Je vous jure que si je n’étais pas garde-malade, je serais demain à Lausanne pour vous dire combien je suis sensible à toutes vos politesses, et le désir que j’ai de mériter votre amitié.


Denis.

Venez donc l’un et l’autre quand vous pourrez dans ce vaste ermitage, où vous ne trouverez que bon visage d’hôte. Venez recevoir mes tendres remerciements ; venez ranimer un malade, et vous charmerez sa garde.


Voltaire.