Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3192

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 62-63).

3192. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 28 juin.

Mon très-cher ange, j’ai fait venir les frères Cramer[1] dans mon ermitage. Je leur ai demandé pourquoi vous n’aviez pas eu, le premier, ce recueil de mes folies en vers et en prose : ils m’ont répondu que le ballot ne pouvait encore être arrivé à Paris. Ils disent que les exemplaires qui sont entre les mains de quelques curieux y ont été portés par des voyageurs de Genève ; ils en sont la dupe. Lambert a attrapé un de ces exemplaires, et travaille jour et nuit à faire une nouvelle édition. Comment avez-vous pu soupçonner, mon cher ange, que j’aie négligé le premier de mes devoirs ? Votre exemplaire devait vous être rendu par un nommé M. Dubuisson. Le Dubuisson et les Cramer disent qu’ils n’ont point tort ; et moi, je dis qu’ils ont très-grand tort, puisque vous êtes mal servi.

Je n’ai point vu les feuilles de Fréron ; je savais seulement que Catilina[2] était l’ouvrage d’un fou, versifié par Pradon ; et Fréron n’en dira pas davantage. C’est cependant à ce détestable ouvrage qu’on m’immola pendant trois mois ; c’est cette pièce absurde et gothique à laquelle on donna la plus haute faveur.

L’ouvrage de La Beaumelle est bien plus mauvais et bien plus coupable qu’on ne croit : car qui veut se donner la peine de lire avec examen ? C’est un tissu d’impostures et d’outrages faits à toute la maison royale et à cent familles. Il est juste que ce malheureux soit accueilli à Paris, et que je sois au pied des Alpes. Dieu me préserve de répondre à ses personnalités ! Mais c’est un devoir de relever dans les notes du Siècle de Louis XIV les mensonges qui déshonoreraient ce beau siècle.

J’ai reçu une grande et éloquente lettre[3] de la Dumesnil ; elle n’était pas tout à fait ivre quand elle me l’a écrite. Je vois que Clairon lui donne de l’émulation ; mais, si elle veut conserver son talent, il faut qu’elle cesse de boire. Mlle Clairon a des inclinations plus convenables à son sexe et à son état.

Je vous avoue une de mes faiblesses. Je suis persuadé, et je le serai jusqu’à ce que l’événement me détrompe, qu’Oreste réussirait beaucoup à présent ; chaque chose a son temps, et je crois le temps venu. Je ne vous dirai pas que ce succès me serait agréable, je vous dirai qu’il me serait avantageux ; il ouvrirait des yeux qu’on a toujours voulu fermer sur le peu que je vaux.

Si vous pouviez, mon cher ange, faire jouer Oreste quelque temps après Sémiramis, vous me rendriez un plus grand service que vous ne pensez. Vous pourriez faire dire aux acteurs qu’ils n’auront jamais rien de moi avant d’avoir joué cette pièce.

Je vous remercie de vos anecdotes. Le discours de Louis XIV, qu’on prétend tenu au maréchal de Boufflers, passe pour avoir été débité aux maréchaux de Villars et d’Harcourt. La plaine de Saint-Denis est bien loin du Quesnoi. Il eût été bien triste de dire qu’on se ferait tuer aux portes de Paris, quand les anciennes frontières n’étaient pas encore entamées.

Quoique je sois plongé dans le siècle passé, je voudrais pourtant savoir si, dans le temps présent, l’abbé de Bernis est déclaré contre moi. Je ne le crois pas ; je l’ai toujours aimé et estimé, et j’applaudis à sa fortune[4]. Instruisez-moi. Je vous embrasse tendrement.

  1. Voyez lettres 3144 et 3176.
  2. Tragédie de Crébillon, 1748.
  3. La réponse à cette lettre nous est inconnue. (Cl.)
  4. Bernis, qui n’avait pas huit cents livres de revenu en 1744, et qui, dans le monde littéraire, avait commencé par faire de petits vers contre Voltaire, jouissait, en 1756, du plus grand crédit auprès de la Pompadour. Il venait de signer le funeste traité du 1er mai avec le comte de Staremberg, ambassadeur d’Autricbe.