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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3308

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 169-170).

3308. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Monrion, 6 février.

Moi, aller à Pétersbourg, mon cher ange ! Savez-vous bien que ma petite retraite des Délices est plus agréable que le palais d’été de l’autocratrice ? Si Dosmont joue la comédie, je la joue aussi ; et je fais le bonhomme Lusignan dans huit jours. Cela me convient fort,


Car à revoir Paris je ne dois plus prétendre ;
Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre.

(Zaïre, acte II, scène iii.)

Nous avons un bel Orosmane, un fils du général Constant, qui a soupé avec vous à Argenteuil avec Mlle du Bouchet[1]. Votre tragédie de Robert-François Damiens, et de tant de fous, n’est donc pas encore finie ! Je ne sais pas pourquoi les comédiens ne hasardent pas Mahomet dans ces circonstances.

Vous avez une belle âme d’aimer toujours le tripot au milieu de toutes les atrocités qui vous entourent. Les plus sages sont assurément ceux qui cultivent les arts, et qui aiment le plaisir tandis que les autres se tourmentent.

Le roi de Prusse m’a écrit de Dresde une lettre très-touchante. Je ne crois pourtant pas que j’aille à Berlin plus qu’à Pétersbourg : je m’accommode fort de mes Suisses et de mes Genevois. On me traite mieux que je ne mérite. Je suis bien logé dans mes deux retraites. On vient chez moi ; on trouve bon qu’en qualité de malade je n’aille chez personne. Je leur donne à dîner et à souper, et quelquefois à coucher. Mme Denis gouverne ma maison. J’ai tout mon temps à moi : je griffonne des histoires, je songe à des tragédies ; et quand je ne souffre point, je suis heureux. Vous m’avouerez que ce Dosmont a tort de vouloir que je quitte tout cela pour l’aller entendre à Pétersbourg. S’il avait vu mes platesbandes de tulipes au mois de février, il ne me proposerait pas ses glaces.

On dit que Mlle Dumesnil et Lekain se sont en effet surpassés dans Sémiraims. L’abbé[2] coadjuteur de Retz n’aurait-il pas mieux fait d’aller là qu’à son abbaye ?

Adieu, mon cher et respectable ami. Il n’y a que vous de sage, j’y compte aussi les anges.


Le Suisse Voltaire.

  1. Mme d’Argental, née du Bouchet. Son mariage, si je ne me trompe, n’était encore bien connu que des amis intimes de d’Argental, qualifié du titre de comte vers la fin de mai 1759 seulement. (Cl.)
  2. L’abbé de Chauvelin, alors exilé pour avoir donné sa démission de conseiller de la troisième chambre des enquêtes. (Cl.)