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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3364

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 215-217).

3364. — À M. THIERIOT.
À Monrion, 2 juin.

Je reçois, mon ancien ami, votre très-agréable lettre du 25 de mai dans mon petit ermitage de Monrion, auquel je suis venu dire adieu. On joue si bien la comédie à Lausanne, il y a si bonne compagnie, que j’ai fait enfin l’acquisition d’une belle maison[1] au bout de la ville ; elle a quinze croisées de face, et je verrai de mon lit le beau lac Léman et toute la Savoie, sans compter les Alpes. Je retourne demain à mes Délices, qui sont aussi gaies en été que ma maison de Lausanne le sera en hiver. Mme Denis a le talent de meubler des maisons et d’y faire bonne chère, ce qui, joint à ses talents de la musique et de la déclamation, compose une nièce qui fait le bonheur de ma vie. Je ne vous dirai pas :


Omitte mirari beatæ
Fumum et opes strepitumque Romæ,

(Hor., lib. III, od. xxii, v. 11-12.)


car vous êtes trop admirator Romæ et præstantissimæ Montmorenciæ.

Ne manquez pas, je vous prie, à présenter mes très-sensiles remerciements à Mme la comtesse de Sandwich. Il faut qu’elle sache que j’avais connu ce pauvre amiral Byng à Londres[2], dans sa jeunesse ; j’imaginais que le témoignage de M. le maréchal de Richielieu en sa faveur pourrait être de quelque poids. Ce témoignage lui a fait honneur, et n’a pu lui sauver la vie. Il a chargé son exécuteur testamentaire de me remercier, et de me dire qu’il mourait mon obligé, et qu’il me priait de présenter à M. de Richelieu, qu’il appelle a generous soldier, ses respects et sa reconnaissance. J’ai reçu aussi un Mémoire justificatif très-ample, qu’il a donné ordre en mourant de me faire parvenir. Il est mort avec un courage qui achève de couvrir ses ennemis de honte.

Si j’osais m’adresser à Mme la duchesse d’Aiguillon[3], je la prierais de venger la mémoire du cardinal de Richelieu du tort qu’on lui fait en attribuant le Testament politique. Si elle voulait faire taire sa belle imagination, et écouter sa raison, qui est encore plus belle, elle verrait combien ce livre est indigne d’un grand ministre. Qu’elle daigne seulement faire attention à l’état où est aujourd’hui l’Europe ; qu’elle juge si un homme d’État, qui laisserait un testament politique à son roi, oublierait de lui parler du roi de Prusse, de Marie-Thérèse, et du duc de Hanovre. Voilà pourtant ce qu’on ose imputer au cardinal de Richelieu. On avait alors la guerre contre l’empereur, et l’armée du duc de Weimar était l’objet le plus important. L’auteur du Testament politique n’en dit pas un mot, et il parle du revenu de la Sainte-Chapelle, et il propose de faire payer la taille au parlement. Tous les calculs, tous les faits, sont faux dans ce livre. Qu’on voie avec quel mépris en parle Aubery, dans son Histoire du cardinal Mazarin. Je sais qu’Aubery est un écrivain médiocre et un lâche flatteur ; mais il était fort instruit, et il savait bien que le Testament politique n’était pas du grand et méchant homme à qui on l’attribue.

Présentez, je vous prie, mes applaudissements et mes remerciements à Gamache le riche[4], qui fait de si belles noces. Il donne de grands exemples, qui seront peu imités peut-être par ses cinquante-neuf confrères. Je suis très-flatté que mon fatras historique ne lui ait pas déplu. Il est bon juge en prose comme en vers, par la raison qu’il est bon faiseur. Son suffrage m’encouragera beaucoup à fortifier cet Essai de bien des choses qui lui manquent. Les Cramer se sont trop pressés de l’imprimer. On ne sait pas à quel point le genre humain est sot, méchant, et fou ; on le verra, s’il plaît à Dieu, dans une seconde édition.

Vous me dites que cet Essai a trouvé grâce devant Mme d’Aiguillon et de Sandwich. La dernière est sans aucun préjugé, la première n’en a que sur le grand-oncle de son oncle ; elle devrait bien m’en croire sur ce maudit Testament. J’ai examiné tous les testaments, j’y ai passé ma vie, je sais ce qu’il en faut penser.

Ce qu’on m’avait dit de l’atroce[5] est une mauvaise plaisanterie qu’on a voulu faire à deux bonnes gens à qui on prétendait faire accroire qu’ils devaient pleurer sur leur patriarche ; mais ils l’ont abandonné comme les autres. Nos calvinistes ne sont point du tout attachés à Calvin. Il y a ici plus de philosophes qu’ailleurs. La raison fait, depuis quelque temps, des progrès qui doivent faire trembler les ennemis du genre humain. Plût à Dieu que cette raison pût parvenir jusqu’à faire épargner le sang dont on inonde l’Allemagne ma voisine !

P. S. J’arrive aux Délices. Il faut que je vous dise un mot de Jeanne. Je vous répète que cette bonne créature n’est connue de personne ; elle nous amusera sur nos vieux jours. Je n’y pense guère à présent. Il faut songer à son jardin et au temporel. Malheureusement, cela prend un temps bien précieux. Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Cette maison est située, à Lausanne, rue du Grand-Chêne, n°6, en montant à gauche, du côté de la promenade de Montbenon. (Cl.)
  2. De 1726 à 1728.
  3. Voyez tome XXXIII, page 406.
  4. Gamache le riche, l’un des personnages du Don Quichotte, désigne ici Leriche de La Popelinière, qui, tous les ans, mariait quelques jeunes filles, et les gratifiait d’une légère dot. (B.)
  5. Voyez lettre 3340.