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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3459

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 303-305).

3459. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH[1].
Le 23 novembre.

Mon corps a succombé sous les agitations de mon esprit, ce qui m’a empêchée de vous répondre. Je vous entretiendrai aujourd’hui de nouvelles bien plus intéressantes que celles de mon individu. Je vous avais mandé que l’armée des alliés bloquait Leipsick ; je continue ma narration. Le 26, le roi se jeta dans la ville avec un corps de dix mille hommes ; le maréchal Keit[2] y était déjà entré avec un pareil nombre de troupes. Il y eut une vive escarmouche entre les Autrichiens, ceux de l’empire, et les Prussiens ; les derniers remportèrent tout l’avantage, et prirent cinq cents Autrichiens. L’armée alliée se retira à Mersbourg ; elle brûla le pont de cette ville et celui de Weissenfeld ; celui de Halle avait déjà été détruit. On prétend que cette subite retraite fut causée par les vives représentations de la reine de Pologne, qui prévit avec raison la ruine totale de Leipsick, si on continuait à l’assiéger. Le projet des Français était de se rendre maîtres de la Sale. Le roi marcha sur Mersbourg, où il tomba sur l’arrière-garde française, s’empara de la ville, où il fit cinq cents prisonniers français. Les Autrichiens pris à l’escarmouche devant Leipsick avaient été enfermés dans un vieux château sur les murs de la ville. Ils furent obligés de céder leur gîte aux cinq cents Français, parce qu’il était plus commode, et on les mit dans la maison de correction. C’est pour vous marquer les attentions qu’on a pour votre nation, que je vous fais part de ces bagatelles. Le maréchal Keith marcha à Halle, où il rétablit le pont. Le roi, n’ayant point de pontons, se servit de tréteaux sur lesquels on assura des planches, et releva de cette façon les deux ponts de Mersbourg et de Weissenfeld. Le corps qu’il commandait se réunit à celui du maréchal Keith, à Bornerode. Ce dernier avait tiré à lui huit mille hommes commandés par le prince Ferdinand de Brunswick[3]. On alla reconnaître, le 4, l’ennemi campé sur la hauteur de Saint-Michel ; le poste n’étant pas attaquable, le roi fit dresser le camp à Rosbach, dans une plaine. Il avait une colline à dos, dont la pente était fort douce. Le 5, tandis que le roi dînait tranquillement avec ses généraux, deux patrouilles vinrent l’avertir que les ennemis faisaient un mouvement sur leur gauche. Le roi se leva de table ; on rappela la cavalerie, qui était au fourrage, et on resta tranquille, croyant que l’ennemi marchait à Freibourg, petite ville qu’il avait à dos ; mais on s’aperçut qu’il tirait sur le flanc gauche des Prussiens. Sur quoi le roi fit lever le camp, et défila par la gauche sur cette colline, ce qui se fit au galop, tant pour l’infanterie que pour la cavalerie. Cette manœuvre, selon toute apparence, a été faite pour donner le change aux Français. Aussitôt, comme par un coup de sifflet, cette armée en confusion fut rangée en ordre de bataille sur une ligne. Alors l’artillerie fit un feu si terrible que des Français auxquels j’ai parlé disent que chaque coup tuait ou blessait huit ou neuf personnes. La mousqueterie ne fit pas moins d’effet. Les Français avançaient toujours en colonne, pour attaquer avec la baïonnette. Ils n’étaient plus qu’à cent pas des Prussiens, lorsque la cavalerie prussienne, prenant un détour, vint tomber en flanc sur la leur avec une furie incroyable. Les Français furent culbutés et mis en fuite. L’infanterie, attaquée en flanc, foudroyée par les canons, et chargée par six bataillons et le régiment des gendarmes, fut taillée en pièces et entièrement dispersée.

Le prince Henri, qui commandait à la droite du roi, a eu la plus grande part à cette victoire, où il a reçu une légère blessure. La perte des Français est très-grande. Outre cinq mille prisonniers, et plus de trois cents officiers pris dans cette bataille, ils ont perdu presque toute l’artillerie. Au reste, je vous mande ce que j’ai appris de la bouche des fuyards, et de quelques rapports d’officiers prussiens. Le roi n’a eu que le temps de me notifier sa victoire, et n’a pu m’envoyer la relation. Le roi distingue et soigne les officiers français comme il pourrait faire les siens propres. Il a fait panser les blessés en sa présence, et a donné les ordres les plus précis pour qu’on ne leur laisse manquer de rien. Après avoir poursuivi l’ennemi jusqu’à Spielberg, il est retourné à Leipsick, d’où il est reparti, le 10, pour marcher à Torgau. Le général Marschall, des Autrichiens, faisant mine d’entrer dans le Brandebourg avec treize ou quatorze mille hommes, à l’approche des Prussiens ce corps a rétrogradé à Bautzen en Lusace. Le roi le poursuit pour l’attaquer, s’il le peut. Son dessein est d’entrer ensuite en Silésie. Malheureusement nous avons appris aujourd’hui la reddition de Schweidnitz qui s’est rendu le 13, après avoir soutenu l’assaut : ce qui me rejette dans les plus violentes inquiétudes. Pour répondre aux articles de vos deux lettres je vous dirai que la surdité devient un mal épidémique en France. Si j’osais, j’ajouterais qu’on y joint l’aveuglement. Je pourrais vous dire bien des choses de bouche, que je ne puis confier à la plume, par où vous seriez convaincu des bonnes intentions qu’on a eues. On les a encore. J’écrirai au premier jour au cardinal[4]. Assurez-le, je vous prie, de toute mon estime, et dites-lui que je persiste toujours dans mon système de Lyon, mais que je souhaiterais beaucoup que bien des gens eussent sa façon de penser ; qu’en ce cas nous serions bientôt d’accord. Je suis bien folle de me mêler de politique. Mon esprit n’est plus bon qu’à être mis à l’hôpital. Vous me faites faire des efforts tant d’esprit que de corps pour écrire une si longue lettre. Je ne puis vous procurer que le plaisir des relations. Il faut bien que j’en profite, ne pouvant vous en procurer de plus grands, et tels que ma reconnaissance les désire. Bien des compliments à Mme Denis, et comptez que vous n’avez pas de meilleure amie que


Wilhelmine.

  1. Cette lettre contient la suite du récit fait par la margrave dans celle qui porte le n° 3429.
  2. Jacques Keith, frère puîné de milord Maréchal.
  3. Né le 11 janvier 1721 ; mort à Brunswick, en 1792, le 3 juillet.
  4. De Tencin.