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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3520

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 360-361).
3520. — À MADAME DE FONTAINE,
à paris.
À Lausanne, 10 janvier.

Si vous veniez, ma chère nièce, passer l’hiver à Lausanne, et l’été aux Délices, vous pourriez vous vanter d’être dans les deux plus belles situations de l’Europe, et vous auriez la comédie partout. Nous la jouons à Lausanne, nous la voyons auprès de Genève ; et si les prédicants en croient M. d’Alembert leur bon ami, ils l’auront bientôt dans leur ville : cela est plus honnête que d’aller s’égorger en Allemagne, comme font tant de gens, parce qu’ils n’ont pas mieux à faire. Si on était sensé, on ne songerait qu’à passer une vie douce.

Je crois votre santé à présent raffermie. Tronchin a commencé, le régime et l’exercice ont achevé l’ouvrage. Vous vous êtes fait un plan de vie agréable ; vous avez un fils qui fait votre consolation ; vous avez des amis, vous êtes libre[1], et enfin vous êtes aimable : vous devez être heureuse.

J’ai reçu une lettre de monsieur votre fils, dont je suis très-content. Il me paraît s’être formé en peu de temps ; voilà ce que c’est que d’avoir une mère qui est de bonne compagnie. Il m’apprend que vous avez chez vous M. de La Bletterie[2], qui veut bien quelquefois encourager ses études : il est trop heureux d’être à portée de recevoir des avis d’un homme de ce mérite.

Vous aurez, je crois, ma maigre effigie que vous demandez pour l’Académie et pour vous. Il y a dans Lausanne un peintre de passage, qui peint en pastel presque aussi bien que vous. Quelque répugnance que j’aie à faire crayonner ma vieille mine, il faut bien s’y résoudre, et être complaisant : c’est bien l’être que de jouer la comédie à mon âge, et de souffrir qu’on m’envoie de Paris des habits de Zamti et de Narbas[3]. C’est une fantaisie de votre sœur : elle en a bien d’autres qui deviennent les miennes. Elle fait ajuster la maison de Lausanne comme si elle était située sur le Palais-Royal. Il est vrai que la position en vaut la peine. La pointe du sérail de Constantinople n’a pas une plus belle vue ; je ne suis d’ailleurs incommodé que des mouches au milieu de l’hiver. Je voudrais vous tenir dans cette maison délicieuse ; je n’en suis point sorti depuis que je suis à Lausanne. Je ne peux me lasser de la vue de vingt lieues de ce beau lac, de cent jardins, des campagnes de la Savoie, et des Alpes qui les couronnent dans le lointain ; mais il faudrait avoir un estomac, ma chère nièce : cela vaut mieux que l’aspect de Constantinople.

Si vous savez quelque chose du procès de M. d’Alembert avec les prédicants de Calvin, et de sa prétendue renonciation à l’Encyclopédie, je vous prie de m’en faire part.

Avez-vous lu la tragédie d’Iphigènie en Tauride ? L’auteur[4] me l’a envoyée, mais je ne l’ai pas encore reçue. Pour moi, je ne travaille plus que pour notre petit théâtre de Lausanne. Il vaut mieux se réjouir avec ses amis que de s’exposer à un public toujours dangereux. Je suis très-loin de regretter le parterre de Paris ; je ne regrette que vous. Mille compliments au grand écuyer de Cyrus[5].

Quoi qu’on en dise, on aurait eu grand besoin de nos chars contre la cavalerie de Luc[6]. Il voulait mourir il y a trois mois, et à présent le voilà au comble de la gloire. Il ne m’écrit plus ; les honneurs changent les mœurs. Adieu, ma chère enfant.

  1. Elle était veuve depuis 1756.
  2. Jean-Pliilippe-René de La Bletterie, né à Rennes en 1696 mort en 1772 ; Voltaire ne l’a pas ménagé en 1769 et 1769 ; voyez tome XXVIII, page 4 ; et, tome X, les Poésies mêlées.
  3. Personnages de l’Orphelin de la Chine et de Mérope.
  4. Voyez les lettres 3373 et 3549.
  5. Le marquis de Florian. Voyez lettre 3363.
  6. Le roi de Prusse. Voyez lettre 3380.