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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3556

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 397-398).

3556. — À M. LE COMTE DE TRESSAN.
À Lausanne, 13 février.

Je reçois, monsieur, une réponse à la lettre que j’eus l’honneur de vous écrire hier. Votre bonté m’avait prévenu. Je ne savais pas que vous eussiez déjà reçu le fatras énorme dont vous voulez bien charger les tablettes de votre bibliothèque. Il y a là bien des inutilités ; mais, si on se réduisait à l’utile, l’Encyclopédie même n’aurait pas tant de volumes. Il y a d’excellents articles, et celui de Génie[1] n’est pas le moindre. Si vous étiez encore dans les gardes, n’est-il pas vrai que vous auriez arrêté ce Père Chapelain[2] qui prêche comme l’autre Chapelain faisait des vers, et qui a l’insolence de condamner, devant le roi, un livre muni du sceau du roi ? Ces marauds-là ont peut-être raison de crier contre la vérité, et de sonner l’alarme quand leur ennemi est aux portes ; mais on n’a pas raison de souffrir leurs impertinentes et punissables clameurs.

Voilà le temps où tous les philosophes devraient se réunir. Les fanatiques et les fripons forment de gros bataillons, et les philosophes dispersés se laissent battre en détail : on les égorge un à un ; et pendant qu’ils sont sous le couteau, ils se brouillent ensemble, et prêtent des armes à l’ennemi commun. D’Alembert fait bien de quitter, et les autres font lâchement de continuer. Si vous avez du crédit sur Diderot et consorts, vous ferez une action de grand général de les engager à se joindre tous, à marcher serré, à demander justice, et à ne reprendre l’ouvrage que quand ils auront obtenu ce qu’on leur doit, justice et liberté honnête. Il est infâme de travailler à un tel ouvrage comme on rame aux galères. Il me semble que les exhortations d’un homme comme vous doivent avoir du poids : c’est à vous de donner du cœur aux lâches.

Vous pensez comme il faut d’Iphigènie en Crimée[3] ; mais ce n’est pas la première fois que les badauds de Paris se sont trompés, et ce ne sera pas la dernière.

Vous persistez donc dans le goût de la physique ; c’est un amusement pour toute la vie. Vous êtes-vous fait un cabinet d’histoire naturelle ? Si vous avez commencé, vous ne finirez jamais. Pour moi, j’y ai renoncé, et en voici la raison : un jour, en soufflant mon feu, je me mis à songer pourquoi du bois faisait de la flamme ; personne ne me l’a pu dire, et j’ai trouvé qu’il n’y a point d’expérience de physique qui approche de celle-là. J’ai planté des arbres, et je veux mourir si je sais comment ils croissent. Vous avez eu la bonté de faire des enfants, et vous ne savez pas comment. Je me le tiens pour dit, je renonce à être scrutateur : d’ailleurs je ne vois guère que charlatanisme ; et, excepté les découvertes de Newton et de deux ou trois autres, tout est système absurde ; l’histoire de Gargantua vaut mieux.

Ma physique est réduite à planter des pêchers à l’abri du vent du nord. C’est encore une belle invention que les poêles dans les antichambres ; j’ai eu des mouches dans mon cabinet tout l’hiver. Un bon cuisinier est encore un brave physicien ; cela est rare à Lausanne. Plût à Dieu que le mien pût vous servir de grosses truites, et que je fusse assez heureux pour philosopher avec vous, le long de mon beau lac, de Lausanne à Genève !

Recevez les tendres respects du vieux Suisse Voltaire.

  1. L’article est anonyme, et Saint-Lambert en est l’auteur.
  2. Voyez page précédente.
  3. Voyez la note, lettre 3549.