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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3572

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 415-416).

3572. — À M. DE CIDEVILLE.
À Lausanne, 3 mars.

Je reçois de vous, mon cher et ancien ami, deux lettres charmantes ; vers et prose, tout me rappelle la bonté de votre cœur et les grâces de votre esprit. J’aime mieux vous dire bien vite, et tout simplement, combien j’en suis touché, que d’attendre l’inspiration et le moment heureux de faire des vers, pour vous remercier dignement. D’ailleurs je suis plongé dans les détails de l’histoire, attendu qu’on va réimprimer cette Histoire générale, ce portrait des sottises et des horreurs du genre humain pendant huit à neuf siècles.

Un peu d’histrionage partage encore mon temps. Nous avons joué une pièce nouvelle sur un très-joli théâtre ; Mme Denis a été applaudie comme Mlle Clairon, et elle l’aurait été de même à Paris. Je vous avertis, sans vanité, que je suis le meilleur vieux fou qu’il y ait dans aucune troupe. Croyez que vous auriez été bien surpris si vous aviez vu, sur le bord de notre lac, une tragédie nouvelle très-bien jouée, très-bien sentie, très-bien jugée, suivie de danses exécutées à merveille, et d’un opéra-buffa encore mieux exécuté ; le tout par de belles femmes, par des jeunes gens bien faits, qui ont de l’esprit, et devant une assemblée qui a du goût. Les acteurs se sont formés en un an ; ce sont des fruits que les Alpes et le mont Jura n’avaient point encore portés. César ne prévoyait pas, quand il vint ravager ce petit coin de terre, qu’il y aurait un jour plus d’esprit qu’à Rome.

Comptez que les Iphigènie elles Astarbé[1] ne nous épouvantent pas, et que notre pays roman n’est pas à dédaigner. Je suis malheureusement obligé de quitter tout cela pour aller faire quelques jours le métier de jardinier aux Délices. Chacun a son Launai[2]. Je cours du théâtre à mes plants, à mes vignes, à mes tulipes ; et de là je reviens au théâtre, du théâtre à l’histoire, et de tout cela à votre amitié, qui est la première des consolations.

Les vers du roi de Prusse, dont vous me parlez, étaient fourrés dans une lettre qu’il m’écrivit trois jours[3] avant la journée de Rosbach. La date rend les vers très-beaux. Je lui avais gardé le secret ; mais il a donné lui-même des copies ; et vous savez que les rois, qui sont les maîtres du bien d’autrui, sont aussi les maîtres du leur. Ce diable d’homme est, sans contredit, celui de tous les rois qui fait le plus de vers, et qui donne le plus de batailles. Nous verrons comment le tout finira.

La canaille de vos convulsionnaires est, sans doute, digne des petites-maisons ; mais il y a eu des corps, des ordres qui méritaient d’y être admis. Il faut toujours qu’il y ait en France quelque maladie épidémique, et très-souvent elle tombe sur les cervelles ; si la guerre continue, elle tombera sur les bourses, j’entends supra loculos.

Vous ne me dites rien du grand abbé[4] ; on parlait d’un voyage qu’il devait faire au pays roman ; mais il n’osera, ni vous non plus.

Je vous embrasse avec bien de la tendresse et des regrets.

  1. Tragédie de Colardeau, jouée le 27 février 1758.
  2. Terre de Cideville, près de Rouen.
  3. Lisez vingt-sept jours. La bataille de Rosbach est du 5 novembre 1757 ; la lettre du roi de Prusse est du 9 octobre ; voyez n° 3430.
  4. L’abbé du Resnel.