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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3593

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 433).

3593. — À M. D’ALEMBERT.
Aux Délices, 25 mars.

Vous m’apprenez que je suis mort,
Je le crois, et j’en suis bien aise ;
Dans mon tombeau, fort à mon aise,
De vos vivants je plains le sort.
Loin du séjour de la folie,
Des rois sagement séquestré,
J’apprends à jouir de la vie
Du jour que je fus enterré.


Me voilà revenu à mes Délices. Je ne peux pas ôter de la tête des prêtres l’idée que j’ai été votre complice. Je me recommande contre eux à Dieu le père, car, pour le fils, vous savez qu’il a aussi peu de crédit que sa mère à Genève. Au reste, on peut fort bien n’être pas l’intime ami de ces messieurs, et vivre tout doucement. Je suis très-fâché que vous ne veniez pas voir vos sociniens en allant en Italie, très-fâché que vous ayez abandonné l’Encyclopèdie, et encore plus fâché que Diderot et consorts ne l’aient pas abandonnée avec vous. Si vous vous étiez tenus unis, vous donneriez des lois. Tous les cacouacs devraient composer une meute ; mais ils se séparent, et le loup les mange. J’ai reçu depuis peu une lettre du cacouac roi de Prusse ; mais j’ai renoncé à lui comme à Paris, et je m’en trouve à merveille. Allez voir le pape et tâchez de repasser par les Délices ; j’en ai fait un séjour qui mérite le nom qu’elles portent. Je ne crois pas qu’il y ait sur la terre un être plus libre que moi. Voilà comme vous devriez vivre. Vous avez déjà la plus grande réputation que mortel puisse avoir ; mais le roi de Prusse en a aussi, et n’en est pas plus heureux. Je prie Dieu qu’il n’en soit pas ainsi de vous. Mon grand philosophe, soyez à jamais libre et heureux ; je vous aime autant que je vous estime.