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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3595

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 434-435).

3595. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 4 avril.

Mon cher et respectable ami, je ne devrais être étonné de rien à mon âge. Je le suis pourtant de ce testament. Je sais, a n’en pouvoir douter, que le testateur[1] était l’homme du sacré collège qui avait le plus d’argent comptant. Il y a sept ou huit ans que l’homme[2] de confiance dont vous me parlez lui sauva cinq cent mille livres qui étaient en dépôt chez un homme d’affaires dont le nom ne me revient pas ; c’est celui qui se coupa la gorge pour faire banqueroute, ou qui fit croire qu’il se l’était coupée. On eut le temps de retirer les cinq cent mille livres avant cette belle aventure.

Certainement, si Mme de Grolée[3] ne se retire pas à Grenoble, si elle reste à Lyon, l’homme de confiance sera l’homme le plus propre à vous servir ; et vous croyez bien, mon cher ange, que je ne manquerai pas à l’encourager, quoiqu’un homme qui vous a vu et qui vous connaît n’ait assurément nul besoin d’aiguillon pour s’intéresser à vous.

Je suis charmé que M. le maréchal de Richelieu ait exigé du cardinal, votre oncle, l’action honnête qu’il fit quand il vous assura une partie de sa pension ; mais s’il faut toujours envoyer de nouvelles armées se fondre en Allemagne, il est à craindre qu’à la fin les pensions ne soient mal payées. Heureux ceux dont la fortune est indépendante ! Je ne reviens point de votre singulière aventure de cette maison dans une île[4] que les Anglais ont brûlée. Il faut au moins que, par un dédommagement très-légitime, la pension vous soit payée exactement.

Je ne sais si M. le maréchal de Richelieu a beaucoup de crédit à la cour ; je crois que vous le voyez souvent. Je ne suis pas trop content de lui. Je vous ai déjà dit qu’il s’était figuré que je devais courir à Strasbourg pour le voir à son passage, lorsqu’il alla commander cette malheureuse armée. Mme Denis était alors très-malade ; elle avait la fièvre. Vous vous souvenez que le roi de Prusse lui avait fait enfler une cuisse[5] il y a cinq ans ; cette cuisse renflait encore ; les maux que les rois causent n’ont point de fin. M. de Richelieu a trouvé mauvais apparemment que je ne lui aie pas sacrifié une cuisse de nièce. Il ne m’a point écrit, et le bon de l’affaire est que le roi de Prusse m’écrit souvent. Cependant je veux toujours plus compter sur M. de Richelieu que sur un roi. Il est vrai que, dans mon agréable retraite, ni les monarques ni les généraux d’armée ne troublent guère mon repos.

Je suis toujours affligé que Diderot, d’Alembert, et autres, ne soient pas réunis, n’aient pas donné des lois, n’aient pas été libres, et je suis toujours indigné que l’Encyclopédie soit avilie et défigurée par mille articles ridicules, par mille déclamations d’écolier qui ne mériteraient pas de trouver place dans le Mercure. Voilà mes sentiments, et, parbleu, j’ai raison.

Mille tendres respects à tous les anges. Je vous embrasse tant que je peux.

  1. Le cardinal de Tencin.
  2. Tronchin, banquier à Lyon.
  3. La comtesse de Grolée, sœur du cardinal de Tencin et tante de d Argental.
  4. Les îles de Rhé et d’Aix, qui appartenaient alors à M. d’Argental, avaient été ravagées par les Anglais. Le roi en a fait depuis l’acquisition. (K.)
  5. Voyez la lettre 3589.