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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3612

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 449-450).

3612. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, 20 mai.

Madame, le jour même où je reçus la lettre dont Votre Altesse sérénissime m’honora, j’exécutai ses ordres ; j’écrivis à Berne à un des principaux membres du conseil. On assembla incontinent la chambre des finances. Il se trouva, madame, que dans l’intervalle de ma première lettre et des ordres reçus d’elle en conséquence, la chambre des finances de Berne avait prêté à la ville de Bremen quatre-vingt mille écus qu’elle avait à placer. Votre Altesse sérénissime voit que toutes les affaires de ce monde tiennent à bien peu de chose. Quinze jours plus tôt, l’affaire aurait eu un succès aisé et prompt. Je vais me tourner du côté de Genève. L’État n’est pas riche, il s’en faut bien ; mais les particuliers le sont. Il est vrai que ces particuliers ont, en huit jours de temps, placé quatre millions en rentes viagères à dix pour cent ; cependant il y a encore des citoyens qui se croiraient heureux de confier leur argent à la chambre des finances de Vos Altesses sérénissimes.

Pour donner, madame, un plus plein éclaircissement de la manière dont les Genevois placent leur argent, je ferai d’abord observer que, dès qu’il y a un emprunt ouvert en rentes viagères en France, les pères de famille y placent leur bien, soit sur leur tête, soit sur celle de leurs enfants. Quand il n’y a point de tels emprunts, ils prêtent à Paris, à terme, à la caisse des fermiers généraux du royaume, et retirent actuellement six pour cent de leur argent ; mais, à la paix, ils n’en retireront que cinq.

Puisse-elle bientôt arriver, cette paix si désirable pour les peuples et même pour les princes ! La guerre ruine les grands et les petits, pour enrichir ceux qui pillent les cours et les armées en les servant. L’Europe gémit, tandis que quelques entrepreneurs de vivres, ou de fourrages, ou d’hôpitaux, s’engraissent du malheur public. On dit que l’armée qu’on appelle de l’empire est morte d’inanition et qu’il n’en reste rien, que la plupart des soldats sont retournés chez on se faire laboureurs ou jardiniers : je voudrais que tous les soldats du monde prissent ce parti. La terre a plus besoin d’être cultivée que d’être ensanglantée. Je fais toujours des vœux, madame, pour le territoire de la Thuringe. Si la félicité des peuples dépend des vertus des souverains, le pays de Gotha doit être le plus heureux de la terre.

Je prends la liberté de présenter mon profond respect à monseigneur le duc, et à toute votre auguste famille ; je suis enchanté que la grande maîtresse des cœurs se porte bien ; je me mets aux pieds de Votre Altesse sérénissime.


L’Ermite suisse.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.