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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3613

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 450-451).

3613. — À M. JEAN SCHOUVALOW.
1er de juin[1].

J’ai l’honneur d’envoyer à Votre Excellence un second cahier, c’est-à-dire un second essai qui a besoin de vos lumières et de vos bontés. Ce sont plutôt des matériaux qu’un édifice commencé, et c’est à vous à daigner me dire si ces matériaux doivent être employés, et à m’indiquer les nouveaux qui pourraient me servir. Il y a un an que je fais des recherches dans toute l’Europe. La matière est bien belle, mais les cours sont bien rares. Presque tous ceux qui pouvaient me servir de bouche sont morts, et il est difficile de démêler la vérité dans la foule des mémoires contradictoires qui me sont parvenus. On m’a communiqué beaucoup de petits détails indignes de la majesté de l’histoire et du héros dont j’écris la vie. Je marche toujours à travers des broussailles et des épines, pour arriver jusqu’à la personne de Pierre le Grand. C’est lui que je cherche à rendre toujours grand, jusque dans les plus petites choses ; et il me semble que cette grandeur rejaillit sur son épouse, l’impératrice Catherine.

J’ai pensé qu’il fallait un peu adoucir quelquefois le style sévère qu’imposent les grands objets de la politique et de la guerre, varier son sujet, l’égayer même avec discrétion et avec mesure, lui ôter l’air insipide d’annales, l’air rebutant de la compilation, l’air sec que donnent les petits faits rangés scrupuleusement suivant leurs dates. Il faut plaire au grand nombre des lecteurs ; et ce n’est qu’en sachant jeter de l’intérêt et de la variété dans son ouvrage qu’on peut se faire lire, ou plutôt, monsieur, ce n’est qu’en vous consultant. Il y aura des défauts qu’il faudra imputer à la faiblesse de ma santé, à mon âge avancé, et non au défaut de mon zèle. Je reprendrais de nouvelles forces si je pouvais me flatter de satisfaire votre cour par mon travail, et surtout l’auguste fille du héros dont j’écris l’histoire. Peut-être, en lisant les deux essais que je vous soumets, il vous viendra quelque nouvelle idée. Vous pouvez, monsieur, me faire fournir quelques pièces utiles ; disposez de moi et du peu de temps qui me reste à travailler et à vivre.

J’ai l’honneur d’être, avec le zèle le plus empressé, etc.

  1. C’est sans doute par erreur que tous les éditeurs ont daté cette lettre de Ferney, dont, à ce moment, il n’était pas encore question.