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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3615

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 451-452).

3615. — À M. LE COMTE DE TRESSAN.
7 juin.

M. de Florian ne sera pas assurément le seul, mon très-cher gouverneur, qui vous écrira du petit ermitage des Délices ; c’est un plaisir dont j’aurai aussi ma part. Il y a bien longtemps que je n’ai joui de cette consolation. Ma déplorable santé rend ma main aussi paresseuse que mon cœur est actif ; et puis on a tant de choses à dire qu’on ne dit rien. Il s’est passé des aventures si singulières dans ce monde qu’on est tout ébahi, et qu’on se tait ; et, comme cette lettre passera par la France, c’est encore une raison pour ne rien dire. Quand je lis les Lettres de Cicéron, et que je vois avec quelle liberté il s’explique au milieu des guerres civiles, et sous la domination de César, je conclus qu’on disait plus librement sa pensée du temps des Romains que du temps des postes. Cette belle facilité d’écrire d’un bout de l’Europe à l’autre traîne avec elle un inconvénient assez triste : c’est qu’on ne reçoit pas un mot de vérité pour son argent. Ce n’est que quand les lettres passent par le territoire de nos bons Suisses qu’on peut ouvrir son cœur. Par quelque poste que ce billet passe, je peux au moins vous assurer que vous n’avez ni de plus vieux serviteur, ni de plus tendrement attaché que moi. Peut-être, quand vous aurez la bonté de m’écrire par la Suisse, me direz-vous ce que vous pensez sur bien des choses ; par exemple, sur l’Encyclopédie, sur la Fille d’Aristide, sur l’Académie française. N’aurai-je jamais le bonheur de m’entretenir avec vous ? N’irai-je jamais à Plombières ? Pourquoi Tronchin ne m’ordonne-t-il point les eaux ? Pourquoi ma retraite est-elle si loin de votre gouvernement, quand mon cœur en est si près ?

Mille tendres respects.


Le Suisse Voltaire.