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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3616

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 452-453).

3616. — À M. D’ALEMBERT.
Aux Délices, 7 juin.

Par ma foi, mon grand et aimable indépendant philosophe, vous devriez apporter votre Dynamique à Genève. Qui vous empêche de passer par le mont Cenis ? Quoi ! parce que quelques marmottes du pays, en manteau noir, ont signé qu’ils sont d’accord avec vous dans le fond, et ont un peu biaisé sur la forme, vous éviteriez de passer par une ville où tous les honnêtes gens vous estiment et vous considèrent comme ils doivent ! Qui vous empêche de venir coucher chez M. Necker[1], à la ville, et chez moi, à la campagne ? Pour moi, je pense que rien ne serait mieux pour vous et pour les Genevois. Vous feriez voir hardiment que, dans le siècle où nous sommes, les disputes sur la consubstantialité n’altèrent point l’union des gens sages, et qu’on commence à devenir plus humain que théologien ; en un mot, pour la rareté du fait, pour l’édification publique, et pour mon plaisir, je vous prie de passer hardiment par chez nous. S’il y a des sots, il faut les braver ; et d’ailleurs un sujet, un pensionnaire du roi de France, un académicien, doit être respecté dans une ville qui est sous la protection du roi, et qui ne subsiste que par l’argent qu’elle gagne avec la France, argent dont elle fait cent fois plus de cas que de l’homoiousios.

Vous avez fait en digne philosophe de dédier la Dynamique à un disgraciée[2]. Ce n’est pas qu’il entende un mot de votre livre ; mais il sera plus flatté de votre attention qu’il ne l’eût été quand il donnait des audiences.

Je vous remercie de la bonté que vous avez de me faire parvenir votre ouvrage. J’en entendrai ce que je pourrai, car j’ai bien renoncé à la physique depuis qu’aucune académie n’a pu m’apprendre le secret de se laver les mains dans du plomb fondu sans se faire de mal, secret connu de tous les charlatans ; et celui de chasser les mouches d’une maison, comme font les bouchers de Strasbourg. Si vous savez ces grandes choses, je vous prie de m’en faire part.

Allez voir faire un pape[3], vous ne verrez pas grand’chose ; un bel opéra est plus agréable.

Je suis persuadé que vos voyages ne vous feront pas oublier l’Encyclopédie. Vous l’embellirez aux articles Rome, et Pape, et Moines, et vous leur direz tout doucement leurs vérités.

J’ai changé Histoire ; j’en ai fait un article outrecuidant. S’il passe, à la bonne heure ; sinon, je me passerai bien qu’on l’imprime. Mes nièces et l’oncle suisse vous aiment de tout leur cœur.

  1. Probablement Charles-Frédéric Necker, mort professeur de droit civil à Genève en 1760 ; père de Jacques Necker, ministre sous Louis XVI.
  2. Le comte d’Argenson.
  3. Le 6 juillet 1758, Charles Rezzonico succéda, sous le nom de Clément XIII, à Benoît XIV, mort le 3 mai précédent.