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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3642

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 480-481).

3642. — À M. L’ABBÉ COMTE DE BERNIS[1].
À Soleure, 19 août.

Le vieux Suisse, monseigneur, apprend dans ses tournées que cette tête qualifiée carrée par M. de CHavigny[2] est ornée d’un bonnet qui lui sied très-bien. Votre Éminence doit être excédée des compliments qu’on lui a faits sur la couleur de son habit, que j’ai vue autrefois sur ses joues rebondies, et qui, je crois, y doit être encore.

Mes trente-huit confrères ont pu vous ennuyer, et c’est un devoir à quoi, moi trente-neuvième, je ne dois pas manquer. Je dois prendre plus de part qu’un autre à cette nouvelle agréable, puisque vous avez daigné honorer mon métier avant d’être de celui du cardinal de Richelieu. Je me souviendrai toujours, et je m’enorgueillirai que notre Mécène ait été Tibulle. Gentil Bernard doit en être bien fier aussi.

J’imagine que Votre Éminence n’a eu ni le temps ni la volonté peut-être de répondre à la proposition qu’on lui a faite sur l’Angleterre. Si vous ne vous en souciez pas, je vous jure que je ne m’en soucie guère, et que tous mes vœux se bornent à vos succès. Je n’imagine pas comment quelques personnes ont pu soupçonner que mon cœur avait la faiblesse de pencher un peu pour qui vous savez[3] pour mon ancien ingrat. On ne laisse pas d’avoir de la politesse, mais on a de la mémoire, et on est attaché aussi vivement qu’inutilement à la bonne cause, qu’il n’appartient qu’à vous de défendre. Je ne suis pas, en vérité, comme les trois quarts des Allemands. J’ai vu partout des éventails où l’on a peint l’aigle de Prusse mangeant une fleur de lis ; le cheval d’Hanovre donnant un coup de pied au cul à M. de Richelieu ; un courrier portant une bouteille d’eau de la reine d’Hongrie, de la part de l’impératrice, à {{Mme} de Pompadour. Mes nièces n’auront pas assurément de tels éventails à mes petites Délices, où je retourne. On est Prussien à Genève comme ailleurs, et plus qu’ailleurs ; mais, quand vous aurez gagné quelque bonne bataille, ou l’équivalent, tout le monde sera Français ou François.

Je ne sais pas si je me trompe, mais je suis convaincu qu’à la longue votre ministère sera heureux et grand, car vous avez deux choses qui avaient auparavant passé de mode, génie et constance. Pardonnez au vieux Suisse ses bavarderies. Que Votre Éminence lui conserve les bontés dont la belle Babet l’honorait. Misce consiliis jocos[4]. Agréez le profond et tendre respect d’un Suisse qui aime la France, et qui attend la gloire de la France de vous.

  1. François-Joachim de Pierre de Bernis naquit à Saint-Marcel d’Ardèche, en Vivarais, le 22 mai 1715. Ce fut au cardinal de Fleury qu’il répondit : « Eh bien, monseigneur, j’attendrai. » — Reçu à l’Académie française à la fin de 1744, et nommé à diverses ambassades, de 1751 à 1757, année au commencement de laquelle il fut fait ministre d’État, sa faveur et son pouvoir n’avaient fait qu’augmenter encore. Désigné pour être cardinal, après la mort de Tencin, il reçut le bonnet rouge le 2 octobre 1758 ; mais, presque en même temps, il fut remplacé par le duc de Choiseul au ministère des affaires étrangères, et envoyé en exil d’après un ordre de Louis XV. Bernis est mort à Rome le 2 novembre 1794. (Cl.)
  2. Ambassadeur en Suisse, demeurant à Soleure même.
  3. Le roi de Prusse.
  4. Horace, livre IV, ode xii, vers 27, a dit :

    Misce stultitiam consitiis brevem.