Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3657

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 494-496).

3657. — DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
À Dijon, le 14 septembre 1758.

Si j’avais été dans votre voisinage, monsieur, lorsque vous fîtes une acquisition si près de la ville, en admirant avec vous le physique des bords de notre lac, j’aurais eu l’honneur de vous dire à l’oreille que le moral du caractère des habitants demandait que vous vous plaçassiez sur France, par deux raisons capitales : l’une, qu’il faut être chez soi ; l’autre, qu’il ne faut pas être chez les autres. Vous ne sauriez croire combien cette république me fait aimer les monarchies : j’avais grand besoin d’une raison pareille. Je vous aurais dès lors volontiers offert mon château, s’il avait été digne d’être la demeure ordinaire d’un homme si célèbre ; mais il n’a pas même l’honneur d’être une antiquité, ce n’est qu’une vieillerie. Il vous vient en fantaisie de le rajeunir comme Memnon. J’approuve fort ce projet, dont vous ne savez peut-être pas que M. d’Argental avait eu ci-devant l’idée pour votre établissement. Entrons en matière.

Je vous remettrai, à titre de propriété à vie, tout ce dont le sieur Chouet jouit à titre de bail ; avec cette différence encore qu’il n’a pas la faculté d’y faire de bâtiments neufs, que je vous accorderai avec une générosité sans bornes, quelle qu’en puisse être la dépense. Ce que cette vente comprend est actuellement affermé par le bail, 3,000 livres, et pour les années suivantes 3,200 et 3,300 livres. Car j’ai remis ceci au sieur Chouet à prix très-médiocre en commençant. Vous verrez les actes. En tout état de cause, je serai de mon côté bien aise de me défaire de cet homme de très-mauvaise conduite, que je n’aurais jamais placé là si je n’eusse ignoré pour lors ses aventures précédentes : il ne s’y enrichirait pas plus à trois mille trois cents sols qu’à trois mille trois cents livres. Lui-même ne sera pas fâché de quitter, connaissant sa totale incapacité.

Vous me demandez terre, seigneurie, prés, vignes, droits, meubles, bois, bestiaux, curé, and all. Reprenons ceci article par article avec un commentaire. Je vais tâcher de le faire moins long que celui que j’ai écrit sur Salluste, que je n’ose plus ni relire, ni publier, de peur de m’enorgueillir du talent que j’ai eu de faire un gros in-4o d’un très-petit in-12.

Terre, seigneurie, prés, vignes, droits. — Convenu.

Meubles. — Convenu. Mais je vous avertis qu’il n’y en a guère.

Bois. — Vous l’entendez sans doute comme un usufruitier a les bois d’une terre : car vous savez qu’il n’a pas droit de les couper, et qu’ils n’entrent point dans les jouissances viagères. Les bois ne sont pas dans le bail du sieur Chouet, si ce n’est pour le pâturage, le chauffage, la glandée (articles annuels).


Bestiaux. — Sur les bestiaux, il y a une observation à faire à l’égard du troupeau de vaches. Il est du bail, par conséquent de la vente. Mais vous savez que, dans ce pays-là, c’est un fonds dans les terres. Il sera convenu qu’après vous on le rendra en même nombre et valeur qu’il aura été livré.

Curé. — Sous la figure d’un ours, ce curé est un très-bon homme, fort droit, chose rare. Je vous remets là un effet précieux. Quoique harangueur, il parle mal ; mais il pense bien. Sérieusement, si nous finissons, je vous le recommande.

Vous voulez construire un bâtiment de vingt-cinq mille francs ; je n’en doute pas, c’est votre intention, et je ne suis pas ici pour vous contrarier. Mais la volonté de l’homme est ambulatoire. Il faut prendre garde qu’il n’en soit pas de ceci comme de la dot calculée de Frosine[2]. Cet article n’est pas tant un payement qu’une proposition (raisonnable par rapport à vous) de faire là quelque chose autant que cela vous plaira et vous conviendra. Lorsque mon vieux vilain château, logeable pour moi pendant quinze jours tous les trois ans, pour un fermier et pour mes pressoirs pendant toute l’année, sera une fois détruit, je me trouverais fort embarrassé si, par le hasard des événements, les choses venaient à en rester là. Voyez de quoi vous voulez que nous convenions ex æquo et bono, soit pour un terme fixé à la construction, soit pour la somme que vous y mettrez.

Vous m’offrez vingt-cinq mille livres comptant. Mettez la main sur le pourpoint : ce n’est pas assez. Il y a 3,000, puis 3,300 livres de rente dans le bail actuel. Cela vaut trente mille livres. Je dirais bien trente-trois. Mais je n’ai jamais qu’un mot, et s’il m’arrivait d’en avoir plusieurs, ce ne serait jamais avec vous, dont je fais un cas infini, et avec qui je souhaite extrêmement de former ici une liaison d’amitié.

Vous vous obligez à ne vivre que quatre ou cinq ans ; point de cet article, s’il vous plaît, sinon marché nul. J’exige au contraire, après le traité conclu, que vous viviez le reste du siècle pour continuer à l’illustrer et à l’éclairer. La Providence se ferait de belles affaires si elle ne vous laissait ici-bas plus longtemps que Fontenelle. Elle n’est pas déjà si bien aujourd’hui avec le public.

Je vous garderai le secret le plus exact, et j’ai l’honneur de vous le demander de même à mon égard, surtout par une raison qui nous intéresse tous deux. J’ai tiré jadis cet avantage du malheur de mes pères, huguenots dès le temps de Calvin, que leur terre est de l’ancien dénombrement. Nous n’en sommes fâchés ni vous ni moi, pour qui les édits bursaux n’ont pas des attraits vainqueurs. On a bien voulu me continuer ce droit en dernier lieu dans le renouvellement du cadastre ; apparemment qu’on ne m’a pas cru assez bon catholique pour édifier notre ami Helvétius[3]. Quoi qu’il en soit, le droit, selon la teneur du privilège, est pour ma famille, ou en cas de vente à un Genevois, Suisse, etc. Autrement, il se perd et ne se recouvre pas par réachat. Or on pourrait bien ne pas vous trouver assez bon huguenot pour être privilégié. Au reste, il ne s’agit que de manier ceci un peu délicatement, ce qui ne sera point du tout difficile.

Je suis si fidèle au secret que je n’en ai sonné mot à Mme de Brosses, de peur qu’elle ne se mît de la conversation. Mais, comme Dieu permet que tout se découvre, elle s’avisera sans doute alors de demander la chaîne du marché. Je ne sais pas de combien. C’est une femme à prétentions. Elle ira peut-être croire qu’une chaîne si belle devrait être éternelle. Agissons politiquement. Commencez par me corrompre. En fait de terres, je suis vénal comme un Anglais. Quand nous serons tous deux contre elle, nous la réduirons. Je retiens encore le droit d’aller un jour passer quelques moments dans votre nouvel ermitage, à vous entendre parler de l’histoire présente et passée. Vous avez sur l’Oder un ami qui n’est pas le mien. Les Russes me vont donner huit jours d’insomnie, et Louisbourg m’en a déjà coûté autant. Je ne puis me mettre dans la tête la sage maxime italienne : Per il tempo e per la Signoria non pigliarli malinconia.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Voyez l’Avare, acte II, scène vi.
  3. Dont le livre de l’Esprit venait de paraître, et commençait à faire bruit.