Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3663

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 502-506).

3663. — DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
Septembre 1758.

Tel que l’ange de l’Apocalypse, qui avait un pied sur la terre et l’autre sur la mer, vous voulez donc, monsieur, avoir un pied en république et l’autre en monarchie ? Le système est excellent quand on a le bonheur d’être assez isolé pour le pouvoir suivre.


Le sage dit selon les gens[2] :
Vive le Roi ! vive la Ligue !


Mais tout le monde n’a pas des ailes à montrer[3]. Et pour moi, je vous avoue qu’à l’exception de la Suisse (que je ne connais guère, mais dont je pense bien), je n’ai pas vu une république qui fût de mon goût. On y est désolé de piqûres d’épingles ; au lieu que chez nous on en est quitte pour un coup d’épée au travers du corps, et tout est dit. Le manteau de la liberté sert à couvrir nombre de petites chaînes. Ma, in tanto, non è cosi lungo che non si vedean per di sotto due palme di gambe di ladro.

J’aime bien pis que les rois : j’aime les papes. J’ai vécu près d’un an à Rome ; je n’ai pas trouvé de séjour plus doux, plus libre, de gouvernement plus modéré. C’est dommage que les gens y soient bêtes au milieu de tant de raisons d’avoir des connaissances et de l’esprit.

Cette préférence que je lui donne est pourtant subordonnée à celle que Tournay mérite (entre nous) sur tous les lieux de l’univers. Avez-vous vu par un jour transparent cette terrasse de la Choutagne, digne d’un kiosque impérial :


A seat where Gods might dwell
Or wander with delight ?


Convenez que cela est impayable. Cependant vous me renvoyez notre projet de convention si travesti, si chargé de pretintailles, qu’il ne m’est plus possible de le reconnaître. Si je m’en souviens bien, votre proposition était d’acheter cette terre à vie, avec faculté d’y faire en jardins et en bâtiments ce qu’il vous conviendrait d’y faire. Vous m’offriez vingt-cinq mille francs ; je vous en demandais trente. Le nouveau projet de convention porte vingt mille livres dont je rendrai environ la moitié, et la moitié aussi des dépenses que vous y aurez faites, selon l’état qui en sera dressé. Depuis l’horloge d’Achaz[4] et le festin d’Atrée, on n’avait pas tant rétrogradé. Je suis très-médiocre calculateur lorsque l’on me sort de la période julienne ; mais il ne faut pas être un Barème pour compter que vingt mille francs de capital, pour trois mille deux cents francs de rente, font deux mille deux cents francs, ou, si vous voulez, mille deux cents francs de perte en revenu annuel ; et que, puisque selon votre lettre vous comptez y mettre soixante mille francs, j’aurais au bout du temps dix mille francs à rendre de mon argent, pour avoir perdu deux mille deux cents francs de rente pendant dix ans. Ce fonds perdu est trop cher pour moi.

D’autre part, le marché ne vaudrait rien pour vous, qui ne devez songer qu’à jouir tout le plus tôt et le plus promptement qu’il sera possible. Bene vivere et lœtari, il n’y a que cela dans le monde. Tant de clauses que contient ce projet feraient naître dans l’exécution une pépinière de difficultés qui la retarderaient à tout moment, malgré la forte intention réciproque où nous sommes de n’en avoir jamais ensemble. Faisons notre marché tout le plus simple qu’il sera possible et sans queue.

Il n’y a pas à beaucoup près autant d’argent à mettre ici que vous le croyez. Qui diantre vous est allé suggérer ce moulin de don Quichotte ? C’est une fausse spéculation que vous auriez bien vite reconnue si vous aviez vu vous-même le ruisseau derrière la forêt. À Dieu ne plaise qu’il y ait tous les ans autant d’eau dans ce torrent qu’il peut y en avoir eu cette année ! Il n’y a la plupart du temps qu’un filet. Un moulin coûterait beaucoup à bâtir, à entretenir ; il irait rarement, et ne rendrait guère. Il y en a jadis eu un en cet endroit, qu’on a été obligé d’abandonner par cette raison. Rayons donc cet article.

Pour le bâtiment, ce n’est pas un si grand item, en se contentant de l’accommoder, que d’en faire, non une belle maison, mais un logement commode et parfaitement situé. Il ne faut qu’abattre et mettre en cour toutes ces vieilleries indignes[5] qui sont tant sur le jardin qu’en face du portail ; transporter l’entrée vis-à-vis du portail actuel ; et, où il est, construire un logement sur le bel aspect en alignement de ce gros pavillon carré, qui servira d’antichambre. Si nous finissons, je vous dirai mon plan en détail, qui prendra cent fois plus d’agrément en passant par votre esprit. Point de terme, si vous voulez ; c’est une queue. Au hasard de la tontine. Qui gagnera, gagnera. Si je perds… Mais je ne perdrai pas, car je gagnerai assez à mon gré en vous conservant. Si vous perdez, qu’est-ce que cela vous fera ? Allons, allons, finissons, si le cœur vous en dit. Vous faites bien d’être indépendant, mais il ne faut pas être trembleur. Si vous saviez le dessous des cartes ! si je vous disais le secret de l’Église ! Avec un homme tel que vous, je ne veux rien avoir de caché. Apprenez que l’ange de la Fatalité, conduisant Zadig par le monde, mit dans ce vieux château un talisman qui fait qu’on n’y meurt point. Mon vieux oncle éternel (devant Dieu soit son âme avec celle de feu M. le comte de Gabalis ! ce que j’en dis ne vient pas de mauvais cœur, mais il ne m’aimait guère et je le lui rendais bien), or donc cet oncle infini y a vécu quatre-vingt-onze ans, et son père, mon bisaïeul, quatre-vingts ; sans parler du grand-père de ce dernier, qui y a vécu quatre-vingt-sept ans. Ce n’est pas là une chronologie de Newton[6]. Il faut que je sois fol de me défaire d’un lieu qui donne une immortalité bien plus réelle que ne fait l’Académie.

Encore voulez-vous les choses avec des franchises immodérées. Parce que je vous ai laissé entrevoir une lueur de non-dixième, vous ne voulez ni d’intendant, ni de subdélégué, ni de roi en son conseil. Peste ! il ne faut que vous montrer le passage : qua data porta, ruunt.

Cela est délicieux ; en vérité, croyez-vous que, si j’avais un secret pour me délivrer de ces beaux messieurs-là, je n’eusse pas commencé par en faire usage pour moi-même ? Cependant je puis vous en ajuster une bonne partie selon vos désirs, en prenant les mesures mentionnées au mémoire ci-après. Je ne me fais pas garant de votre capitation. Si elle venait à se payer par valeur de la tête, vous en payeriez la moitié du royaume.

Eh bien ! voilà votre diable d’homme[7] de retour à Dresde, avec sa troupe maudite. Quel Juif errant ! et quel dommage que tant d’activité et de talents ne soient employés que pour le malheur de l’humanité ! Avec tout cela, s’il se réjouit beaucoup, je n’entends rien en plaisirs ; mais aussi je ne suis que Parménion. L’exécution est plus glorieuse que le projet n’était bon. Encore finira-t-il, quel que soit le dénoûment, par avoir une santé et des esclaves ruinés. Cependant rien de fait en Saxe cette année, à moins que les Suédois qui s’avancent en Brandebourg ne soient ceux du grand Gustave. Point de paix prochaine, et toujours continuité de flagellation pour nous autres pauvres hères, qui, vrais pantins de ces terribles Briochés[8],


Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.


Chaque chose se compense. En payant les folies d’autrui, nous achetons le droit de niaiser le jour et de dormir la nuit. Nous laissons couler le torrent, avec le mérite suranné d’être un peu plus honnêtes gens.

Avec beaucoup d’esprit, de nerf et d’audace, c’est une étrange cipollata[9] que ce livre de notre Helvétius. Je crois quelquefois rencontrer Montaigne ou Montesquieu ; puis il se trouve subitement que je n’ai lu que l’Apologie pour Hérodote. Comment peut-on se permettre un tel style bigarré ? S’il manque de méthode, ce n’est pas faute de s’être donné de la peine pour en avoir et pour en montrer. Mais après avoir fait un plan tel quel, il a voulu y jeter toutes sortes de choses anomales, et se servir des faits les plus bizarres et les plus suspects pour en tirer des conclusions générales. Convenez pourtant que ce qu’il y a de plus singulier dans son livre, c’est le privilège du roi. À bon compte, je suis bien aise que celui-ci ait passé. Bien d’autres, qui n’ont pas la tête si grosse, passeront après lui. Je ne suis plus en peine de certain Traité sur l’ancienneté du Culte des dieux fétiches en Orient[10]

J’attends votre réponse, si le mémoire ci-joint vous agrée. Sinon, voulez-vous acheter ma terre purement et simplement ? Je la ferai grande ou petite comme vous le voudrez, soit en joignant divers biens assez considérables que j’ai aux environs, soit en les laissant solés. C’est une pièce à tiroir. Nous obtiendrons bien de l’abbé de Bernis la continuation du privilège. Il est votre confrère en Apollon. Quoi qu’il arrive de tout ceci, ce que je désire le plus est que le libre Suisse V. veuille bien me conserver autant de bienveillance qu’a pour lui d’estime et d’admiration le despotisé B.

M. de Fautrière, retiré à Genève, me fait proposer un échange contre sa terre plus voisine des miennes de Bresse. Mais je n’ai pas une fort grande envie d’avoir affaire à lui.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. La Fontaine, livre II, fable v.
  3. Allusion à la même fable :

    Je suis oiseau, voyez mes ailes.

  4. Isaïe. xxxviii, 8.
  5. Ces vieilleries indignes subsistent encore. Mais à peine trouve-t-on à Prégny, chef-lieu de la paroisse, des gens qui sachent indiquer le château de Tournay. C’est à Prégny qu’est la maison de campagne de M. de Sellon, connue de tous les voyageurs qui ont été à Genève.
  6. Allusion à la Défense de la Chronologie contre le système de M. Newton, écrit posthume de Fréret, publiée en cette même année 1758.
  7. Le roi de Prusse.
  8. « Brioché, fameux joueur de marionnettes, logé proche des comédiens. » Note de Boileau sur les derniers vers de son épitre à Racine :

    Mais pour un tas grossier de frivoles esprits, …
    Que, non loin de la place où Brioché préside, …
    Il s’en aille admirer le savoir de Pradon.

  9. Cipollata, traduction italienne du mot macédoine.
  10. Le Traité du Culte des dieux fétiches, par M. de Brosses, publié à Genève, sans nom d’auteur, en 1760.