Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3664

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 506-507).

3664. — À M. PILAVOINE[1],
à surate.
Aux Délices, près de Genève, le 25 septembre.

Je suis très-flatté, monsieur, que vous ayez bien voulu, au fond de l’Asie, vous souvenir d’un ancien camarade. Vous me faites trop d’honneur de me qualifier de bourgeois de Genève. Tout amoureux : que je suis de ma liberté, cette maîtresse ne m’a pas assez tourné la tête pour me faire renoncer à ma patrie. D’ailleurs, il faut être huguenot pour être citoyen de Genève, et ce n’est pas un si beau titre pour qu’on doive y sacrifier sa religion. Cela est bon pour Henri IV, quand il s’agit du royaume de France[2], et peut-être pour un électeur de Saxe, quand il veut être roi de Pologne ; mais il n’est pas permis aux particuliers d’imiter les rois.

Il est vrai qu’étant fort malade je me suis mis entre les mains du plus grand médecin de l’Europe, M. Tronchin, qui réside à Genève ; je lui dois la vie. J’ai acheté dans son voisinage, moitié sur le territoire de France, moitié sur celui de Genève, un domaine assez agréable, dans le plus bel aspect de la nature. J’y loge ma famille, j’y reçois mes amis, j’y vis dans l’abondance et dans la liberté. J’imagine que vous en faites à peu près autant à Surate ; du moins je le souhaite.

Vous auriez bien dû, en m’écrivant de si loin, m’apprendre si vous êtes content de votre sort, si vous avez une nombreuse famille, si votre santé est toujours ferme. Nous sommes à peu près du même âge, et nous ne devons plus songer l’un et l’autre qu’à passer doucement le reste de nos jours. Le climat où je suis n’est pas si beau que celui de Surate ; les bords de l’Inde doivent être plus fertiles que ceux du lac Léman. Vous devez avoir des ananas, et je n’ai que des pèches ; mais il faut que chacun fasse son propre bonheur dans le climat où le ciel la place.

Adieu, mon ancien camarade ; je vous souhaite des jours longs et heureux, et suis, de tout mon cœur, votre, etc.

  1. Maurice Pilavoine, membre du conseil de compagnie des Indes, avait appris à balbutier du latin avec Voltaire. Il était probablement né à Surate, mais, en 1758, il habitait Pondichéry. (Cl.)
  2. Allusion au mot de Henri IV : Paris vaut bien une messe.