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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3666

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 508-509).

3666. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, 26 septembre.

Madame, par la lettre du 16, dont Votre Altesse sérénissime m’honore, je vois qu’elle est très-contente du baron[2], qui ne lui a pas encore fait toucher sa somme au bout de trois mois. De là je conclus que Votre Altesse sérénissime est très-indulgente, et mon baron un grand lanternier. Je ne l’ai point vu ; il est dans sa superbe baronnie, sur le bord du lac Morat, moi sur le lac de Genève ; et je m’aperçois que la vie est courte, et les affaires longues. Non-seulement elle est courte, cette vie, mais le peu de moments qu’elle dure est bien malheureux. Le canon gronde de tous côtés autour de vos États. Je trouve que c’est un grand effet de votre sagesse de ne point chercher à vous charger de dettes. Dans ces temps de calamités, il vaut mieux certainement se retrancher que s’endetter.

Il me paraissait bien naturel que la branche de Gotha fût tutrice de la branche de Weimar ; mais dans les troubles qui vous entourent, c’est là une de vos moindres peines.

La nouvelle victoire du roi de Prusse auprès de Custrin n’est contestée, ce me semble, que par écrit. Il paraît bien clair que les Russes ont été battus, puisqu’ils ne paraissent point. S’ils étaient vainqueurs, ils seraient dans Berlin, et le roi de Prusse ne serait pas dans Dresde. Je ne vois jusqu’ici que du carnage, et les choses sont à peu près au même point où elles étaient au commencement de la guerre. Six armées ravagent l’Allemagne : c’est là tout le fruit qu’on en a tiré. La guerre de Trente ans fut infiniment moins meurtrière. Dieu veuille que celle-ci n’égale pas l’autre en durée, comme elle la surpasse en destructions ! La grande maîtresse des cœurs n’est-elle pas bien désolée ? Ne gémit-elle pas sur ce pauvre genre humain ? Il me semble que je serais un peu consolé si j’avais l’honneur de jouir comme elle, madame, de votre conversation. Ne vous attendez-vous pas tous les jours à quelque événement sanglant vers Dresde et vers la Lippe ? Le roi de Prusse me mande, au milieu de ses combats et de ses marches, que je suis trop heureux dans ma retraite paisible ; il a bien raison : je le plains au milieu de sa gloire, et je vous plains, madame, d’être si près des champs d’honneur.

Je présente mes profonds respects à monseigneur le duc ; je fais toujours mille vœux pour la prospérité de toute votre maison. Vous savez, madame, avec quel tendre respect ce vieux Suisse est attaché à Votre Altesse sérénissime.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. La Bat.