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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3694

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 528-529).

3694. — À M. DE CIDEVILLE,
en son château de launai.
Aux Délices, 10 novembre.

Mon affaire avec le marquis Ango est fort sérieuse, mon cher et ancien ami ; mais vous l’avez rendue si plaisante par votre aimable lettre que je ne peux plus m’affliger. Le constat de cadavere me fait encore pouffer de rire. Je crois ce puant marquis bien en colère que je vive encore, et que j’aie douté de son existence. Ce petit gnome ne vous a donc pas répondu ; je le ferai ester à droit, de pardieu, fût-ce dans Argentan[1], en basse Normandie. Je vous suis doublement obligé de vos bons conseils et de vos bonnes plaisanteries.

Je vois qu’il n’est pas aisé de trouver un procureur honnête homme, encore moins un marquis qui paye ses dettes. Cet Ange doit être furieusement grand seigneur, car non-seulement il ne paye point ses créanciers, mais il ne daigne pas leur faire civilité. Cet Ango n’est point du tout poli.

Vous allez donc à Paris, mon cher ami, chercher le plaisir, et ne le point trouver ; jouir de la ville, et ne l’aimer ni ne l’estimer, et y attendre le moment de retourner à votre charmante terre. Pour moi, j’ai renoncé aux villes ; j’ai acheté une assez bonne terre à deux lieues de mes Délices ; je ne voyage que de l’une à l’autre, et, si j’entreprenais de plus grandes courses, ce serait pour vous.

Le roi de Prusse m’écrit souvent qu’il voudrait être à ma place : je le crois bien ; la vie des philosophes est bien au-dessus de celle des rois. Le maréchal de Daun et le greffier de l’empire instrumentent toujours contre Frédéric, Les uns le vantent, les autres l’abhorrent : il n’a qu’un plaisir, c’est de faire parler de lui. J’ai cru autrefois que ce plaisir était quelque chose, mais je m’aperçois que c’est une sottise ; il n’y a de bon que de vivre tranquille dans le sein de l’amitié. Je vous embrasse de tout mon cœur. Mme Denis en fait autant. V.

  1. C’est à trois lieues d’Argentan qu’était le château de Lamotte-Lézeau : voyez la lettre 3703.