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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3708

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 541-543).

3708. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Décembre.

[1]Ombre illustre, ombre chère, âme héroïque et pure,
Toi que mes tristes yeux ne cessent de pleurer,
Quand la fatale loi de toute la nature
 :  : Te conduit dans la sépulture,
 :  : Faut-il te plaindre ou l’admirer ?

Les vertus, les talents, ont été ton partage ;
 :  : Tu vécus, tu mourus en sage ;
Et, voyant à pas lents avancer le trépas,
 :  : Tu montras le même courage
Qui fait voler ton frère au milieu des combats.

Femme sans préjugés, sans vice, et sans mollesse,
 :  : Tu bannis loin de toi la Superstition,
Fille de l’Imposture et de l’Ambition,
 :  : Qui tyrannise la Faiblesse.

Les Langueurs, les Tourments, ministres de la Mort,
 :  : T’avaient déclaré la guerre ;
 :  : Tu les bravas sans effort,
 : Tu plaignis ceux de la terre.

Hélas ! si tes conseils avaient pu l’emporter
Sur le faux intérêt d’une aveugle vengeance,
Que de torrents de sang on eût vus s’arrêter !
 :  : Ouel bonheur t’aurait dû la France !

Ton cher frère aujourd’hui, dans un noble repos,
Recueillerait son âme à soi-même rendue ;
 :  : Le philosophe, le héros,
Ne serait affligé que de t’avoir perdue.

Sur ta cendre adorée il jetterait des fleurs
 :  : Du haut de son char de victoire ;
Et les mains de la Paix et les mains de la Gloire
 :  : Se joindraient pour sécher ses pleurs.

Sa voix célébrerait ton amitié fidèle,
Les échos de Berlin répondraient à ses chants ;
Ah ! j’impose silence à mes tristes accents,
Il n’appartient qu’à lui de te rendre immortelle.


Voilà, sire, ce que ma douleur me dicta, quelque temps après le premier saisissement dont je fus accablé, à la mort de ma protectrice. J’envoie ces vers à Votre Majesté, puisqu’elle l’ordonne. Je suis vieux : elle s’en apercevra bien ; mais le cœur, qui sera toujours à vous et à l’adorable sœur[2] que vous pleurez, ne vieillira jamais. Je n’ai pu m’empêcher de me souvenir, dans ces faibles vers, des efforts que cette digne princesse avait faits pour rendre la paix à l’Europe. Toutes ses lettres (vous le savez sans doute) avaient passé par moi. Le ministre, qui pensait absolument comme elle, et qui ne put lui répondre que par une lettre qu’on lui dicta, en est mort de chagrin[3]. Je vois avec douleur, dans ma vieillesse accablée d’infirmités, tout ce qui se passe ; et je me console parce que j’espère que vous serez aussi heureux que vous méritez de l’être. Le médecin Troncbin dit que votre colique hémorroÏdale n’est point dangereuse ; mais il craint que tant de travaux n’altèrent votre sang. Cet homme est sûrement le plus grand médecin de l’Europe, le seul qui connaisse la nature. Il m’avait assuré qu’il y avait du remède pour l’état de votre auguste sœur, six mois avant sa mort. Je fis ce que je pus pour engager Son Altesse royale à se mettre entre les mains de Tronchin ; elle se confia à des ignorants entêtés, et Tronchin m’annonça sa mort deux mois avant le moment fatal. Je n’ai jamais senti un désespoir plus vif. Elle est morte victime de sa confiance en ceux qui l’ont traitée. Conservez-vous, sire, car vous êtes nécessaire aux hommes.

  1. Le roi de Prusse ne fut pas content de ces vers ; voyez lettre 3755 ; et, le 4 février 1759, Voltaire lui envoya l’ode qui est dans le tome VIII.
  2. Le roi de Prusse a adressé à sa sœur, la margrave de Baireuth, plusieurs épîtres en vers. On les trouve dans ses Œuvres posthumes, ainsi qu’une à milord Maréchal, où Frédéric parle longuement de la perte de cette sœur. (B.)
  3. Le cardinal de Tencin ; l’abbé de Bernis l’obligea de signer une lettre qu’il lui envoya pour rompre toute négociation, et cette adroite politique nous a valu la paix glorieuse de 1753. (K.) — Voyez aussi la lettre à Frédéric, du 19 mai 1759.