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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3711

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 544-545).

3711. — À M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI[1].
Aux Délices, 4 décembre.

Monsieur, benedetto sia il cielo che v’ha inspirato il gusto del più divino trastullo, che e i valenti uomini e le virtuose donne possano godere, quando sono più di due insieme[2].

Vous vous adressez tout juste à un homme qui ne rougit point, à son âge, de jouer encore la comédie avec ses amis. Nous avons à Lausanne un très-joli théâtre ; j’en fais bâtir un à une terre[3] que j’ai en France, à quelques lieues de la campagne où je suis à présent.

Les femmes se mettent comme elles veulent, sans beaucoup de dépense ; surtout point de cornettes ; un petit diadème de perles fausses, quelques rubans, des boucles, ou un petit bonnet. Une femme, quand elle est jolie, est mieux coiffée pour un écu qu’une laide pour mille pistoles.

Questo sia detto per i viventi ; vengo adesso ai morti. Quand j’ai fait jouer Sémiramis, j’ai fait placer l’ombre dans un coin, au fond du théâtre ; elle montait par une estrade, sans qu’on la vît monter ; elle était entourée d’une gaze noire ; tout dépend de la manière dont sont placées les lumières. Cela fait un terrible effet, quand tout est bien disposé, car


Segnius irritant animos demissa per aurem,
Quam quæ sunt oculis-subjecta fidelibus…

(Hor., de Art.) poet., v. 180.)

Vous me demandez, monsieur, si on doit entendre, au premier acte, les gémissements de l’ombre de Ninus ; je vous répondrai que, sans doute, on les entendrait sur un théâtre grec ou romain ; mais je n’ai pas osé le risquer sur la scène de Paris, qui est plus remplie de petits-maîtres français, à talons rouges[4], que de héros antiques. Je ne conseillerais pas non plus qu’on hasardât cette nouveauté sur un petit théâtre resserré, qui ne laisse pas de place à l’illusion.

Le grand prêtre Oroès ne donne point l’épée de Ninus à Arsace, dans le premier acte ; il la lui donne dans le quatrième. Je sauvai à l’acteur l’embarras de ceindre une épée et d’ôter la sienne, en le faisant venir sans épée sur le théâtre.

Le tonnerre est aisément imité par le bruit d’une ou deux roues dentelées qu’on fait mouvoir derrière la scène sur des planches ; les éclairs se forment avec un peu d’orcanson.

Voilà, monsieur, tout ce que je peux répondre aux questions que vous avez bien voulu me faire ; mais je ne pourrais jamais répondre dignement à l’honneur que je reçois de vous, ni vous exprimer assez les sentiments que je vous dois.

  1. Le marquis François Albergati Capacelli, né à Bologne, où il fut sénateur ; mort en 1806.
  2. Traduction : Béni soit le ciel qui vous a inspiré le goût du plus divin amusement que les vaillants hommes et les vertueuses dames puissent prendre, quand ils sont plus de deux ensemble.
  3. À Tournay.
  4. Ils disparurent en 1759, grâce au comte de Lauraguais ; voyez t. V, p. 405.