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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3716

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 548-549).

3716. — À M. TRONCHIN, DE LYON[1].
Délices, 13 décembre.

Je suis bien plus coupable encore que vous ne le dites, et je crois vous avoir fait ma confession par ma dernière lettre : car, outre la terre de Ferney, que j’ai achetée pour les miens et où je bâtis, j’ai encore acheté à vie le comté de Tournay, du président de Brosses.

Je vais à présent vous ouvrir mon cœur : ce cœur est trop à vous pour vous être caché.

Après avoir pris le parti de rester auprès de votre lac, il fallait soutenir ce parti ; mais vous savez qu’à Genève il y a des prêtres comme ailleurs. Vous n’ignorez pas qu’ils ont voulu me jouer quelques tours de leur métier ; ils ont continuellement répandu dans le peuple que j’étais venu chercher un asile dans le territoire de Genève, et ils ont feint d’ignorer que j’avais fait à Genève l’honneur de la croire libre et digne d’être habitée par des philosophes. J’ai opposé la patience et le silence à toutes leurs manœuvres ; j’ai pris une belle maison à Lausanne, pour y passer des hivers ; et enfin je me vois forcé d’être le seigneur de deux ou trois présidents, et d’avoir pour mes vassaux ceux qui osaient essayer de m’inquiéter. J’ai tellement arrangé l’achat de Tournay que je jouis pleinement et sans partage de tous les droits seigneuriaux et de tous les privilèges de l’ancien dénombrement.

La terre de Ferney est moins titrée, mais non moins seigneuriale : je n’y jouis des droits de l’ancien dénombrement que par grâce du ministère ; mais cette grâce m’est assurée. J’aime à planter, j’aime à bâtir ; et je satisfais les seuls goûts qui consolent la vieillesse. Les deux terres, l’une compensant l’autre, me produisent le denier vingt ; et le plaisir qu’elles me donnent est le plus beau de tous les deniers. Vous voyez dans quels détails j’entre avec vous ; j’y suis autorisé par votre amitié. Enfin, je me suis rendu plus libre, en achetant des terres en France, que je ne l’étais n’ayant que ma guinguette de Genève et ma maison de Lausanne. Vos magistrats sont respectables ; ils sont sages ; la bonne compagnie de Genève vaut celle de Paris ; mais votre peuple est un peu arrogant, et vos prêtres un peu dangereux.

  1. Éditeur de Cayrol et François.