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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5118

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5118. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
À Ferney, 2 janvier 1763.

Madame l’ange, le bonhomme V. répond à la belle lettre, bien éloquente, bien pensée, bien agréable, que vous avez adressée à ma nièce, en attendant qu’elle vous remercie elle-même.

1° Il est vrai que j’ai toujours pensé que mes deux anges favorisaient beaucoup mon demi-philosophe. Comment ne l’aurais-je pas cru, puisque mes deux anges me l’ont proposé ? Ils savent à présent de quoi il est question, mais notre demi-philosophe n’en sait rien, et n’en saura rien, si la chose ne se fait pas.

Ce qui nous peut intriguer un peu, c’est que votre capitaine a fait confidence de son dessein coquet[1] à M. Micault, aide-major de l’armée d’Estrées, son compatriote, neveu de Montmartel, qui est à Genève au nombre des patients de Tronchin. M. Micault en a parlé en secret à une dame qui se porte bien, laquelle l’a redit en secret à une autre dame discrète, de sorte que notre secret est public, et que si le mariage manque, la longue cohabitation dans le même château pourra faire grand tort à notre enfant, qui est bien loin de mériter ce tort, et qui est digne assurément de l’estime et de l’amitié de tous ceux qui la connaissent. Elle raisonne sur tout cela fort sensément ; elle se conduit avec sagesse. Je n’ai point connu de plus aimable naturel, et de plus digne de votre protection.

Le futur, comme j’ai déjà dit, n’a rien. Je me trompe, il a des dettes, et ces dettes étaient inévitables à l’armée. Je le crois honnête homme ; j’espère qu’il se conduira très-bien. Mais, encore une fois, il n’a que des dettes, une compagnie qui probablement sera réformée, un père et une mère qui ont l’air de ne laisser de longtemps leur mort à pleurer à leur philosophe, qui se sont donné mutuellement leur bien par contrat de mariage, et qui ont une fille qu’ils aiment.


Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes.

(Corneille, Cinna, acte I, scène iii.)

2° Vous pensez bien que je souhaite que l’édition de Pierre vaille beaucoup à Marie. Mais, si nous avons compté sur tous les beaux seigneurs français qui ont donné leurs noms, nous sommes un peu loin de compte : la plupart n’ont rien payé ; quelques-uns ont payé pour un exemplaire, après avoir souscrit pour cinq ou six.

Monsieur le contrôleur général[2] a fait pis : il a écrit qu’il fallait que les frères Cramer lui envoyassent deux cents exemplaires pour lesquels le roi a souscrit ; qu’il les payerait en papiers royaux, à quarante francs l’exemplaire, tandis qu’on les paye, argent comptant, quarante-huit livres. Si ce ministre fait toujours d’aussi bonnes affaires pour le roi, Sa Majesté sera très à son aise.

Philibert Cramer, très-beau garçon, quoique un peu bossu, devait solliciter les payements à Paris ; mais c’est un seigneur aussi paresseux qu’aimable, et plus attaché à l’hôtel de La Rochefoucauld qu’aux vers de Corneille. Il a de l’esprit, du goût ; il n’aime ni Hèraclius ni Rodogune, et a renoncé à la dignité de libraire. Leurs Sacrées Majestés l’empereur et l’impératrice ont souscrit pour deux cents exemplaires, et la caisse impériale n’a pas donné un denier. J’ai pressé les Cramer d’agir, mais il n’y a eu de souscriptions que celles que j’ai procurées. Cependant je sue sang et eau depuis un an ; je sacrifie tout mon temps. Il me faut commenter trente-trois pièces, traduire de l’espagnol et de l’anglais, rechercher des anecdotes, revoir et corriger toutes les feuilles, finir l’Histoire générale et celle du Czar Pierre, travailler pour les Calas, faire des tragédies, en retoucher, planter et bâtir, recevoir cent étrangers, le tout avec une santé déplorable. Vous m’avouerez que je n’ai guère le temps d’écrire à des souscripteurs, que c’est aux Cramer à s’en charger. Je leur ai donné des modèles d’avertissement ; ils ne s’en sont pas encore servis ; il faut prendre patience.

3° J’ai toujours bien entendu qu’on ferait, sur le produit, une pension au père et à la mère, et cette pension sera plus ou moins forte, selon la recette. Si Mlle Corneille a quarante mille francs de cette affaire, il faudra remercier sa destinée ; si la somme est plus forte, il faudra bénir Dieu encore davantage. Nous avons déjà donné soixante louis au père et à la mère. Les frais sont grands, la recette médiocre. Les Cramer nous donneront un compte en règle.

Je baise bien humblement le bout des ailes de mes anges. Je suis leur créature attachée jusqu’au dernier moment de ma drôle de vie.

  1. Le dessein d’épouser Mlle Corneille.
  2. Bertin.