Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5120

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 317-319).

5120. — À M. MOULTOU[1].
Ferney, second janvier 1763.

J’ai l’honneur de vous envoyer, monsieur, l’esquisse sur la Tolérance, c’est-à-dire, à mon gré, sur un des droits les plus sacrés du genre humain[2].

Vous devriez bien rendre cet ouvrage supportable en y ajoutant quelques-unes de vos réflexions, que je vous supplierai de mettre sur un papier séparé. Il est essentiel que l’ouvrage paraisse incessamment, parce que l’affaire des Calas va être jugée ce mois-ci. C’est ce que me mande leur avocat M. Mariette.

Puis-je vous demander ce que c’est qu’un Accord parfait[3], etc., composé par un prétendu capitaine de cavalerie, cité à la page 474 du détestable livre de ce fripon d’abbé de Caveyrac, plus ennemi encore du genre humain que le vôtre ?

Je me défie des livres qui annoncent quelque chose de parfait. Cela n’est bon que pour le Parfait Maréchal et pour le Parfait Confiturier.

Cependant faites-moi l’amitié de m’envoyer toujours cet Accord parfait.

J’ai l’honneur de vous renvoyer les livres que vous avez eu la bonté de me prêter.

Je vous souhaite, monsieur, au commencement de cette année, toute la félicité que vous méritez.

  1. Éditeur, A. Coquerel.
  2. Traité sur la Tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas, écrit en 1762, revu et achevé en 1763, répandu parmi les personnes que Voltaire voulait intéresser aux Calas, mais sans être mis en vente avant le jugement définitif du procès, et réimprimé avec additions en 1765. (Note du premier éditeur.)
  3. L’Accord parfait de la Nature, de la Raison, de la Révélation et de la Politique, ou Traité dans lequel on établit que les voies de rigueur, en matière de religion, blessent les droits de l’humanité et sont également contraires aux lumières de la raison, à la morale évangélique et au véritable intérêt de l’État, par un gentilhomme de Normandie, ancien capitaine de cavalerie au service de S. M. — À Cologne (Genève), 1753, 2 vol. in-12.

    Le chevalier de Beaumont était un ancien officier et un protestant zélé, ami d’Antoine Court. Ce dernier, homme éminent et trop peu connu, restaura au XVIIIe siècle les églises de la Réforme ruinées par Louis XIV, fit cesser l’exaltation funeste des prophètes cévenols, et reconstitua en France un corps pastoral, malgré les lois qui punissaient de mort l’exercice du ministère et malgré le martyre de plusieurs pasteurs. Antoine Court publia en 1751, sous le titre et la signature du Patriote François et Impartial, une Réponse à la lettre de M. l’évêque d’Agen à M. le contrôleur général contre la tolérance des huguenots (79 pages petit in-4o, sans nom de lieu). Il ajouta, en appendice à sa lettre, un Mémoire historique (36 pages), où étaient rapportés en détail des faits alors généralement ignorés, des actes récents et continuels de persécution. Mais ce Mémoire accusateur ne pouvait être admis à circuler en France ; d’ailleurs, en dépit de son titre, l’auteur, en publiant les plaintes trop justifiées de ses frères, s’était laissé entraîner à une véhémence de langage qui nuisait à son livre ; le huguenot et le pasteur s’y laissaient trop apercevoir. La seconde édition, plus développée, qui parut à Villefranche (Genève), en 1753 (2 vol. in-12), présentait les mêmes défauts. M. de Beaumont se chargea de refaire le livre pour lui donner la forme d’une œuvre toute laïque, et pour le traduire dans la langue des gens du monde. On a pu juger, d’après le titre bizarre et diffus dont il affubla son écrit, qu’il était peu propre à ce travail. En réalité, l’Accord parfait n’est qu’une troisième édition, refondue, corrigée, mais affaiblie, de l’ouvrage d’Antoine Court.

    C’est probablement pour réfuter le livre du chevalier de Beaumont qu’on publia une brochure intitulée l’Accord de la religion et de l’humanité. Moultou en parle avec dégoût et croit pouvoir l’attribuer à l’abbé de Caveyrac. « La religion de cet auteur, dit-il, est une furie sortie de l’enfer, armée de poignards et de sophismes. Il propose de sang-froid qu’on détruise un vingtième de la nation française et qu’on le sacrifie au prétendu bonheur de l’autre. Il appelle cette nouvelle Saint-Barthélémy une petite saignée qui n’affaiblirait pas un malade bien constitué. » Le but de l’auteur est surtout d’obtenir que le gouvernement ne donne point aux protestants l’état civil. Moultou se console de ces violences par la pensée que cet homme n’approche point du conseil des rois ; « et je bénis la Providence, dit-il, de ce qu’elle a donne une aussi mauvaise tête à un homme qui avait un si mauvais cœur. » (Note du premier éditeur.)