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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5242

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 432-433).

5242. — À M. DE LA CHALOTAIS.
Aux Délices, 21 mars.

J’ai l’honneur, monsieur, de vous renvoyer par M. d’Argental le manuscrit que vous avez bien voulu me confier, et je vous assure que c’est avec bien de la peine que je m’en dessaisis. Il le fera contre-signer par M. le duc de Praslin, ou par quelque autre contre-signeur.

Ne doutez pas que cet ouvrage ne soit imprimé dans plus d’une ville, dès qu’il l’aura été à Rennes. Il sera bien plus aisé de le contrefaire que de l’imiter. Vous me ferez une très-grande grâce, monsieur, de daigner me faire parvenir le mémoire sur l’origine du parlement[1]. Si le paquet est gros, je vous prierai de l’adresser pour moi à M. Damilaville, premier commis du vingtième, quai Saint-Bernard, à Paris. Si le volume n’est pas considérable, comme je le crains, ayez la bonté de me l’envoyer en droiture.

J’ai peur de n’avoir pas des notions assez justes de cette origine : car, à commencer par l’origine du monde, je n’en vois aucune bien claire. Elles ressemblent assez aux généalogies des grandes maisons, qui commencent toutes par des fables. Quoique le nouveau tableau des sottises du genre humain soit déjà achevé d’imprimer sous le titre d’Essai sur l’Histoire générale, je n’en profiterai pas moins des lumières que vous aurez la bonté de me communiquer. Tout se rajuste au moyen de quelques cartons.

Vraiment, monsieur, le Jugement de la Raison est un joli sujet ; mais les Appels à la Raison[2] sont déjà oubliés ; et les plaisanteries ne sont bonnes que quand elles sont servies toutes chaudes. D’ailleurs il me paraît bien difficile que la raison prononce sur les enfants de Loyola, sans dire son avis sur ceux de cet extravagant François d’Assise, et de cet énergumène de Dominique, et de cet insolent Norbert, et de tous ces instituteurs de milice papale, toujours à charge aux citoyens, et toujours dangereuse pour les gouvernements.

Je me chargerai bien pourtant, et très-volontiers, d’être le greffier de la raison dans un tribunal dont vous êtes le premier président ; mais je suis depuis longtemps occupé d’une affaire qui n’est ni moins raisonnable ni moins pressante ; c’est malheureusement contre le parlement de Toulouse. La destinée a voulu qu’on me vînt chercher dans les antres des Alpes pour secourir une famille infortunée, sacrifiée au fanatisme le plus absurde, et dont le père a été condamné à la roue sur les indices les plus trompeurs. Vous aurez sans doute entendu parler de cette aventure : elle intéresse toute l’Europe, car c’est le zèle de la religion qui a produit ce désastre. Il me paraît que, grâce à vous, monsieur, on est plus raisonnable dans l’Armorique que dans la Septimanie. Les têtes bretonnes tiennent de Locke et de Newton, et les têtes toulousaines tiennent un peu de Dominique et de Torquemada.

Je vous avoue que j’ai eu une grande satisfaction quand j’ai su que tout le conseil, au nombre de cent juges, avait condamné, d’une voix unanime, le zèle avec lequel huit catholiques toulousains ont condamné à la roue un père de famille, parce qu’il était huguenot : car voilà à quoi se réduit tout le procès.

J’ai lu les deux tomes de votre Société d’Agriculture, et j’en ai profité. J’ai fait semer du fromental ; j’ai défriché ; j’ai fait une terre de sept à huit mille livres de rente d’une terre qui n’en valait pas trois mille. Cette occupation de la vieillesse vaut mieux que de faire des Agésilas et des Suréna. Cependant j’en fais encore pour mon malheur, mais je n’en ferai pas longtemps : vox quoque Mœrim déficit[3] ; ce qui ne me déficit point, c’est l’estime très-respectueuse et le sincère attachement avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Peut-être le Mémoire touchant l’origine et l’autorité du parlement, dont il est parlé dans une note, tome XXVVIII, page 404.
  2. Voyez la note, tome XXVI, page 120.
  3. On lit dans Virgile (Églog. ix, v. 53) :

    · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Vox quoque Mœrim
    Jam fugit ipsa.