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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5326

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 508-509).

5326. — À M. DAMILAVILLE.
23 juin.

Mon cher frère, vous m’annoncez par votre lettre du 18 que Robin-Mouton débite, contre la foi des traités, le tome de l’Histoire générale avec les feuilles qui ne doivent pas y être. J’en ai parlé à Gabriel Cramer, qui jure Dieu et Servet qu’il n’a envoyé aucun exemplaire à Robin-Mouton. Si ce Robin-Mouton a acheté de Merlin, par quelque colporteur aposté, les exemplaires impurs, et s’il les vend, il faut l’écorcher, ou du moins il faut lui faire peur. Mais que puis-je faire ? Je crois qu’il ne me convient que de me taire, et m’en rapporter à M. d’Argental. Au reste, tout ce que j’ai souhaité, c’est que mon nom ne parût pas : car, en vérité, il m’importe assez peu que le livre soit condamné ou non. On a tant brûlé de livres bons ou mauvais, tant de mandements d’évêques, tant d’ouvrages dévots ou impies, que cela ne fait plus la moindre sensation. Les livres deviennent ce qu’ils peuvent. Je n’ai travaillé à cette nouvelle édition que pour faire plaisir aux frères Cramer ; je n’y ai pas le plus léger intérêt, mais pour la personne de l’auteur, c’est autre chose. Je ne voudrais pas être obligé de désavouer mon ouvrage, comme Helvétius[1]. On ne peut jamais procéder que contre le livre, et contre l’auteur, quel qu’il soit. On désignera, si on veut, un quidam. On ordonnera des recherches. On n’en fera pas à Ferney, ni aux Délices. Pourquoi d’ailleurs en faire ? parce qu’on a réimprimé dans une Histoire générale la lettre de Daimens[2], imprimée par le parlement même ! Dira-t-on que cette lettre fait soupçonner que les discours de la grand’salle tournèrent la tête de Damiens ? Ne l’a-t-il pas avoué ? cela n’est-il pas formellement dans son procès-verbal ? Le parlement a fait imprimer cet aveu de Damiens ; et moi, je n’ai pas dit un seul mot qui pût jeter le moindre soupçon sur aucun membre du parlement. Il faudra donc chercher d’autres motifs de condamnation. Or, si on cherche d’autres motifs, pourquoi irai-je parler dans les papiers publics de la lettre de Damiens, qui ne peut être l’objet de la censure qu’on peut faire ? Il me semble que cette démarche de ma part ne servirait qu’à réveiller des idées qu’il faut assoupir. De plus, je m’avouerais l’auteur de l’ouvrage, et, en ce cas, je fournirais moi-même des armes à la malignité : ce serait prier ceux qui voudraient me nuire de me condamner juridiquement sous mon propre nom.

En voilà trop, mon cher frère, sur une chose qui n’aurait pas fait le moindre bruit, si l’esprit de parti ne faisait pas des monstres de tout. Je vous embrasse, vous et nos frères. Écr. l’inf…

Permettez que je vous adresse cette lettre[3] pour M. Mariette. Il est bien étrange que monsieur le procureur général de Toulouse n’ait pas encore envoyé les pièces quand le terme est expiré.

  1. Helvétius avait été obligé, pour sa tranquillité, de donner, en 1759, jusqu’à trois rétractations ou désaveux de son livre de l’Esprit. On ménagea l’auteur, tout en condamnant le livre ; mais on punit le censeur ; voyez tome XXXIX, paire 490.
  2. Page 321 du tome VIII de l’édition de 1761-63. La partie du chap. lix, où elle était alors, fait aujourd’hui le chap. xxxvii du Précis du Siècle de Louis XV, où la lettre est page 391 du tome XV.
  3. Elle manque.