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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5416

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Correspondance de Voltaire/1763
Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 578-580).

5416. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 27 septembre.

Je reçus hier les ordres de mes anges concernant la conspiration des roués, et j’envoie sur-le-champ tous les changements qu’ils demandent pour les assassins et assassines. Il faut assurément que M. le duc de Praslin ait une âme bien noire, pour vouloir qu’une femme égorge son mari dans son lit ; mais puisque mes anges ont eu cette horrible idée, il la faut pardonner à un ministre d’État. Mettez le feu aux poudres de la façon qu’il vous plaira, faites comme vous l’entendrez ; mais ne me demandez plus de vers, car vous m’empêchez de dormir, et je n’en peux plus. Laissez-moi, je vous prie, ce vers,


L’ardeur de me venger ne m’en fait point accroire[1].


Il ne faut pas toujours que Melpomène marche sur des échasses ; les vers les plus simples sont très-bien reçus, surtout quand ils se trouvent dans une tirade où il y en a d’assez forts. Racine est plein à tout moment de ces vers que vous réprouvez. Une tragédie n’aurait point du tout l’air naturel s’il n’y avait pas beaucoup de ces expressions simples qui n’ont rien de bas ni de trop familier.

Divertissez-vous, mes anges, de la niche que vous allez faire. Je ne sais s’il faut intituler la pièce le Triumvirat ; le titre me ferait soupçonner, et on dirait que je suis le savetier qui raccommode toujours les vieux cothurnes de Crébillon ; cependant il est difficile de donner un autre titre à l’ouvrage. Tirez-vous de là comme vous pourrez ; tout ce que je puis vous dire, c’est que cette pièce ne sera pas du nombre de celles qui font répandre des larmes ; je la crois très-attachante, mais non attendrissante. Je crois toujours qu’Olympie ferait un bien plus grand effet : elle est plus majestueuse, plus auguste, plus théâtrale, plus singulière ; elle fait verser des pleurs toutes les fois qu’on la joue ; et les comédiens de Paris me paraissent aussi malavisés qu’ingrats de ne la pas représenter.

Permettez que je mette dans ce paquet des affaires temporelles avec les spirituelles. Voici un petit mémoire pour M. le duc de Praslin, en cas que mon affaire sacerdotale ne soit pas encore rapportée. Nous lui devons bien des remerciements, Mme Denis et moi, de la bonté qu’il a eue de se charger de ce petit procès, qui était d’abord dévolu à M. de Saint-Florentin. Il est vrai que cette affaire, toute petite qu’elle est, étant fondée sur les traités de nos rois, appartient de droit aux affaires étrangères ; mais j’aime encore mieux attribuer la peine qu’il daigne prendre à l’amitié qu’il a pour vous, et aux bontés dont il honore Mme Denis et moi.

Comme je prends la liberté de lui adresser votre paquet, je suppose qu’il se saisira du mémoire qui est pour lui ; il est court, net, et clair, point de verbiage ; pour un esprit de sa trempe


N’allongeons point en cent mots superflus
Ce qu’on dirait en quatre tout au plus[2].


Qu’est-ce que la Défaite des Bernardins ? Cela est-il plaisant ?

Respect et tendresse.

  1. Rien n’indique à quelle scène appartenait ce vers. Il était peut-être dans la bouche de Fulvie, acte I, scène i.
  2. Enfant prodigue, acte I, scène ii.