Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5861

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 415-418).

5861. — À M. GILLY.

Monsieur, je crois que le mot d’administration signifie manutention, gestion. Les directeurs de la compagnie des Indes, demeurant à Paris, ne peuvent gérer dans l’Inde ; et il est impossible qu’un conseil qui donne des ordres de si loin puisse être responsable à Paris des malversations, des négligences, et des démarches inconsidérées qu’on peut faire dans la province de Carnate.

En ouvrant le mémoire de la compagnie des Indes contre M. Dupleix, je trouve ces mots à la page 161 des pièces justificatives : Dalmêde : compte de ses friponneries.

Je trouve à la page 153 : Compte des révérends pères jésuites pour 67,490 livres ; plus, 6,000 livres ; et si j’étais janséniste, je pourrais demander où saint Ignace a pris cette somme.

La page 95 du mémoire m’apprend qu’un domestique d’un conseiller de Pondichéry, qui était devenu receveur général de la province, a commis une infinité de brigandages.

Je me flatte que, quand je lirai le reste du mémoire, je trouverai quelques autres articles aussi délicats. En attendant, si vous savez l’anglais, je vous exhorte à lire, dans Pope, l’histoire désir Balaam. Le diable voulait absolument acquérir l’âme de sir Balaam ; il ne trouva point de meilleur secret pour s’en assurer que de le faire supercargo[1] de la compagnie des Indes de Londres.

Que voulez-vous qu’on pense lorsque l’on voit la faction de M. Dupleix accuser le conquérant de Madras d’infâmes rapines, le faire enfermer à la Bastille avant qu’il ait été entendu, et faire perdre à la France tout le fruit de la conquête ?

Enfin il est évident que M. Dupleix lui-même est accusé de malversation dans le mémoire de la compagnie des Indes, tandis qu’il redemande une somme de treize millions. Je ne connais point M. Dupleix, je n’ai point connu M. de La Bourdonnais ; je sais seulement que l’un a pris Madras, et que l’autre a sauvé Pondichéry.

Il est bien vrai, monsieur, comme vous le dites, que l’un n’aurait pu défendre Pondichéry, ni l’autre prendre Madras, si on ne leur avait fourni des forces suffisantes ; mais, en vérité, aucun-historien, depuis Hérodote jusqu’à Hume, ne s’est avisé d’observer que ceux qui ont pris ou défendu des villes aient reçu des soldats et des munitions des puissances pour lesquelles ils combattaient : la chose parle d’elle-même ; on ne fait ni on ne soutient de sièges sans quelques dépenses et quelques secours préalables.

J’ajoute encore qu’on peut prendre et sauver des villes et des provinces, et faire de très-grandes fautes. Vous en reprochez d’importantes à M. Dupleix, qui en a reproché à M. de La Bourdonnais, lequel en a reproché à d’autres. Le sieur Amat est accusé de ne s’être pas oublié à Madras, et le sieur Amat a accusé plusieurs personnes de ne s’être pas oubliées ailleurs. Enfin votre général[2] est à la Bastille : c’est donc vous, bien plus que moi, qui vous plaignez de brigandages.

Il y en a donc eu ; les lois divines et humaines permettent donc de le dire. Ces brigandages ne peuvent avoir été commis que dans l’Inde, où vos nababs donnent des exemples peu chrétiens, et où les jésuites font des lettres de change.

Il résulte de tout cela que l’administration dans l’Inde a été extrêmement malheureuse ; et je pense que notre malheur vient en partie de ce qu’une compagnie de commerce dans l’Inde doit être nécessairement une compagnie guerrière. C’est ainsi que les Européans y ont fait le commerce depuis les Albuquerque. Les Hollandais n’y ont été puissants que parce qu’ils ont été conquérants. Les Anglais, en dernier lieu, ont gagné, les armes à la main, des sommes immenses, que nous avons perdues ; et j’ai peur qu’on ne soit malheureusement réduit à être oppresseur ou opprimé. Une des causes principales de nos désastres est encore d’être venus les derniers en tout, à l’occident comme à l’orient, dans le commerce comme dans les arts ; de n’avoir jamais fait les choses qu’à demi. Nous avons perdu nos possessions et notre argent dans les deux Indes, précisément de la même manière que nous perdîmes autrefois Milan et Naples.

Nous avons été toujours infortunés au dehors. On nous a pris Pondichéry deux fois, Québec quatre ; et je ne crois pas que de longtemps nous puissions tenir tête, en Asie et en Amérique, aux nations nos rivales.

Je ne sais, monsieur, comment l’éditeur du livre dont vous me faites l’honneur de me parler a mis huit lieues au lieu de vingt-huit, pour marquer la distance de Pondichéry à Madras. Pour moi, je voudrais qu’il y en eût deux cents ; nous serions plus loin des Anglais.

Je vous avoue, monsieur, que je n’ai jamais conçu comment la compagnie d’occident avait prêté réellement cent millions au roi en 1717. Il faudrait qu’elle eût trouvé la pierre philosophale. Je sais qu’elle donna du papier, et je vous avoue que j’ai toujours regardé l’assignation de neuf millions que le roi nous donne par an comme un bienfait. Je ne suis pas directeur, mais je suis intéressé à la chose, et je dois au roi ma part de la reconnaissance.

Je suis fâché que nous ayons eu quatre cent cinquante canons à Pondichéry, puisqu’on nous les a pris. Les Hollandais en ont davantage, et on ne les leur prend point, et ils prospèrent, et leurs actionnaires sont payés sur le gain réel de la compagnie. Je souhaite que nous en fassions beaucoup, que nous dépensions moins, et que nous ne nous mêlions de faire des nababs que quand nous aurons assez de troupes pour conquérir l’Inde.

Au reste, monsieur, ne vous comparez point aux juifs. On peut faire des compliments à un honnête et estimable juif, sans être extrêmement attaché à la semence d’Abraham ; mais quand je vous dirai que je suis très-attaché à votre personne, et que je regarde tous les directeurs de notre compagnie comme des hommes dignes de la plus grande considération, je ne vous ferai pas un vain compliment.

Je sais qu’on travaille actuellement à des recherches historiques assez curieuses. On doit y insérer un chapitre sur la compagnie des Indes[3]. On m’assure que vous en serez content ; et si vous voulez avoir la bonté de fournir quelques mémoires curieux à la même personne à qui vous aez bien voulu envoyer votre paquet, on ne manquera pas d’en faire usage. Celui qui y travaille n’a pour objet que la vérité et son plaisir ; il vous aura double obligation.

J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, etc.

  1. Subrécargue.
  2. Lally.
  3. Le trente-quatrième chapitre du Précis du Siècle de Louis XV, ouvrage qui ne fut publié qu’en 1768.