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Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5862

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 418-419).

5862. — À M. DAMILAVILLE.
31 décembre.

Les gens de bien, et surtout mon cher frère, doivent savoir que Jean-Jacques a fait un gros libelle[1] contre la parvulissime république de Genève, dans l’intention de soulever le peuple contre les magistrats. Le conseil de Genève est occupé à examiner le livre, et à voir quel parti il convient de prendre.

Dans ce libelle, Jean-Jacques, fâché qu’on ait brûlé Émile, m’accuse d’être l’auteur du Sermon des Cinquante[2]. Ce procédé n’est pas assurément d’un philosophe ni d’un honnête homme. Je voudrais bien savoir ce qu’en pense M. Diderot, et s’il ne se repent pas un peu des louanges prodiguées à Jean-Jacques dans l’Encyclopédie[3]. Vous remarquerez que pendant que Jean-Jacques faisait cette belle manœuvre à Genève, il faisait imprimer le Sermon des Cinquante, et d’autres brochures, par son libraire d’Amsterdam, Marc-Michel Rey, sous le titre de Collection complète des Œuvres de M. de V. Cela peut être adroit, mais cela n’est pas honnête.

Mon cher frère avait bien raison de me dire, quand Jean-Jacques maltraita si fort les philosophes dans son roman d’Émile, que cet homme était l’opprobre du parti. Je prie mon cher frère de me mander s’il a reçu le paquet du médecin anglais. Ce médecin aurait dû faire l’opération de la transfusion à Jean-Jacques, et lui mettre d’autre sang dans les veines : celui qu’il a est un composé de vitriol et d’arsenic. Je le crois un des plus malheureux hommes qui soient au monde, parce qu’il est un des plus méchants.

Omer travaille à un réquisitoire[4] pour le Dictionnaire philosophique. On continue toujours à m’attribuer cet ouvrage, auquel je n’ai point de part. Je crois que mon neveu, qui est conseiller au parlement, l’empêchera de me désigner.

Voilà, mon cher frère, toutes les nouvelles que je sais. La philosophie est comme l’ancienne Église, il faut qu’elle sache souffrir pour s’affermir et pour s’étendre.

Je crois qu’on commence aujourd’hui l’édition de la Destruclion. C’est un livre qui ne sera point brûlé, mais qui fera autant de bien que s’il l’avait été.

J’embrasse tendrement mon cher frère, et je me recommande à ses prières, dans les tribulations où les méchants m’ont mis. Les orages sont venus des quatre coins du monde, et ont fondu sur ma petite barque, que j’ai bien de la peine à sauver.

  1. Lettres écrites de la montagne ; voyez tome XXV, page 369.
  2. Voyez la cinquième des Lettres écrites de la montagne.
  3. Article Encyclopédie.
  4. Il ne fut prononcé que le 9 mars 1765.