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Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6158

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 114-115).
6158. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 20 novembre.

Il faut que vous sachiez, madame, qu’il y a près d’un mois que Mme la duchesse d’Enville voulut bien se charger d’un assez gros paquet pour vous. Ce paquet, qui en contenait d’autres, est adressé à Mme Florian, qui doit prendre ce qui est pour elle, et vous faire tenir ce qui est pour vous. Le départ de Mme la duchesse d’Enville a été retardé de jour en jour ; mais enfin elle ne sera pas toujours à Genève.

Je ne sais si ce que je vous envoie vous amusera ; mais vous verrez, dans la lettre[1] qui est jointe à ce paquet, que je vous ouvre entièrement mon cœur. Je m’y suis livré au plaisir de causer avec vous comme si j’étais au coin de votre feu. Je ne peux vous rien dire de plus que ce que je vous ai dit. Je pense sur le présent et sur l’avenir comme j’ai parlé dans ma lettre. Plus on vieillit, dit-on, plus on a le cœur dur : cela peut être vrai pour des ministres d’État, pour des évêques et pour des moines ; mais cela est bien faux pour ceux qui ont mis leur bonheur dans les douceurs de la société et dans les devoirs de la vie.

Je trouve que la vieillesse rend l’amitié bien nécessaire ; elle est la consolation de nos misères et l’appui de notre faiblesse, encore plus que la philosophie. Heureux vos amis, madame, qui vous consolent, et que vous consolez ! Je vous ai toujours dit que vous vivriez fort longtemps, et je me flatte que M. le président Hénault poussera encore loin sa carrière. Le chagrin, qui use l’âme et le corps, n’approche point de lui.

On m’a mandé qu’on avait découvert un bâtard de Moncrif qui a soixante et quatorze ans. Si cela est, Moncrif est le doyen des beaux esprits de Paris ; mais il veut toujours paraître jeune, et dit qu’il n’a que soixante-dix-huit ans[2] ; c’est avoir un grand fonds de coquetterie.

Je m’occupe à bâtir et à planter comme si j’étais jeune ; chacun a ses illusions. Je vous ai mandé que je commençais mon quartier de quinze-vingt, qui arrive tous les ans avec les neiges.

Voilà la saison, madame, où nous devons nous aimer tous deux à la folie ; c’est dans mon cœur un sentiment de toute l’année.

Je ne sais s’il est vrai que monsieur le dauphin ait vomi un abcès de la poitrine, et si cette crise pourra le rendre aux vœux de la France. Je voudrais que les mauvaises humeurs, qu’on dit être dans les parlements et dans les évêques, eussent aussi une évacuation favorable ; mais l’esprit de parti est plus envenimé qu’un ulcère aux poumons.

Portez-vous bien, madame, et agréez mon tendre respect. Daignez ne me pas oublier auprès de votre ancien ami.

    19 novembre 1765 et avec la mention suivante : « Très-belle lettre où il exprime son admiration pour Voltaire, et parle de la musique qu’il a faite pour Thétis. »

  1. Cette autre lettre jointe au paquet manque ; Voltaire en reparle dans sa lettre à Damilaville, du 3 janvier 1766.
  2. C’était en effet l’âge de Moncrif, qui, né en 1687, est mort en 1770.