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Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6489

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 415-416).

6489. — À M. LE COMTE D’ESTAING[1].
Ferney, 8 septembre.

Monsieur, la lettre dont vous m’honorez, et les instructions qui l’accompagnent, m’inspirent autant de regrets que de reconnaissance. Si j’avais été assez heureux pour recevoir plus tôt ces mémoires, j’aurais eu la satisfaction de rendre à votre mérite et à vos belles actions la justice qui leur est due[2]. Je ne suis instruit qu’après trois éditions ; mais si je vis assez pour en voir une nouvelle, je vous réponds bien du zèle avec lequel je profiterai des lumières que vous avez la bonté de me donner.

Je vois que vos connaissances égalent votre bravoure. Je n’ai pas osé compromettre votre illustre nom dans l’histoire des malheurs de Pondichéry et du général Lally. Le journal du blocus, du siège, et de la prise de cette ville, insinue que c’est à vous, monsieur, que Chanda-Saeb demanda si d’ordinaire en France on choisissait un fou pour grand vizir. Je me suis bien donné de garde de vous citer en cette occasion[3]. Il m’a paru que la tête avait tourné à ce commandant infortuné, mais qu’il ne méritait pas qu’on la lui coupât. Je suis si persuadé de l’extrême supériorité des lumières des juges que je n’ai jamais compris leur arrêt, qui a condamné un lieutenant général des armées du roi pour avoir trahi les intérêts de l’État et de la compagnie des Indes. Je crois qu’il est démontré qu’il n’y a jamais eu de trahison ; et je trouve encore cette catastrophe fort extraordinaire.

Je suis persuadé, monsieur, que si le ministère s’y était pris quelques mois plus tôt pour préparer l’expédition du Brésil, vous auriez fait cette conquête en peu de temps, et la France vous aurait eu l’obligation de faire une paix plus avantageuse.

Tout ce que vous dites sur les colonies, tant françaises qu’anglaises, fait voir que vous êtes également propre à combattre et à gouverner.

La manière dont les Anglais en usèrent avec vous, quand vous fûtes pris sur un vaisseau marchand, exigeait, ce me semble, que les ministres anglais vous fissent les réparations les plus authentiques, et qu’ils vous prévinssent avec tous les égards et tous les empressements qu’ils vous devaient. C’est ainsi qu’ils en usèrent avec M. Ulloa[4]. Je veux croire, pour leur excuse, que ceux qui vous retinrent à Plymouth ne connaissaient pas encore votre personne.

Ma vieillesse et mes maladies ne me permettent pas l’espérance de pouvoir mettre dans leur jour les choses que vous avez daigné me confier ; mais, s’il se trouvait quelque occasion d’en faire usage, ne doutez pas de mon zèle.

En cas que vous m’honoriez de quelqu’un de vos ordres, je vous prie, monsieur, d’ajouter à vos bontés celle de me dire votre opinion sur l’arrêt porté contre M. de Lally, et sur la conduite qu’on tenait à Pondichéry. Soyez très persuadé que je vous garderai le secret.

J’ai l’honneur d’être, avec beaucoup de respect, monsieur, etc.

  1. Charles-Hector (ou, suivant d’autres, Jean-Baptiste-Charles), comte d’Estaing, né en 1729, mort sur l’échafaud révolutionnaire le 28 avril 1794 ; il était fils de Charles-François ; voyez tome XXXIV, page 17.
  2. Dans le chapitre de son Essai sur l’Histoire générale, où il parle des affaires de l’Inde, Voltaire n’avait point fait mention du comte d’Estaing. Malgré ce qu’il dit ici, le comte d’Estaing n’est pas nommé dans le Précis du Siècle de Louis XV, où fut refondu le chapitre de l’Essai sur l’Histoire générale ; mais d’Estaing est loué dans les Fragments sur l’Inde ; voyez tome XXIX, page 131.
  3. Voyez tome XV, pages 363-364.
  4. Voyez la note, tome XXVII, page 183.