Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6519

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 443-446).

6519. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 24 septembre.

Ennuyez-vous souvent, madame, car alors vous m’écrirez. Vous me demandez ce que je fais : j’embellis ma retraite, je meuble de jolis appartements où je voudrais vous recevoir ; j’entreprends un nouveau procès dans le goût de celui des Calas, et je n’ai pas pu m’en dispenser, parce qu’un père, une mère, et deux filles, remplis de vertu, et condamnés au dernier supplice, se sont réfugiés à ma porte, dans les larmes et dans le désespoir.

C’est une des petites aventures dignes du meilleur des mondes possibles. Je vous demande en grâce de vous faire lire le mémoire que M. de Beaumont a fait pour cette famille, aussi respectable qu’infortunée. Il sera bientôt imprimé. Je prie M. le président Hénault de le lire attentivement.

Vos suffrages serviront beaucoup à déterminer celui du public, et le public influera sur le conseil du roi. La belle âme de M. le duc de Choiseul nous protège ; je ne connais point de cœur plus généreux et plus noble que le sien : car, quoi qu’en dise Jean-Jacques, nous avons de très-honnêtes ministres. J’aimerais mieux assurément être jugé par le prince de Soubise, et par M. le duc de Praslin, que par le parlement de Toulouse.

Il faudrait, madame, que je fusse aussi fou que l’ami Jean-Jacques pour aller à Vesel. Voici le fait : le roi de Prusse m’ayant envoyé cent écus d’aumône pour cette malheureuse famille des Sirven, et m’ayant mandé qu’il leur offrait un asile à Vesel ou à Clèves, je le remerciai comme je le devais ; je lui dis que j’aurais voulu lui présenter moi-même ces pauvres gens auxquels il promettait sa protection. Il lut ma lettre devant un fils de M. Tronchin, qui est secrétaire de l’envoyé d’Angleterre à Berlin. Le petit Tronchin, qui ne pense pas que j’ai soixante-treize ans, et que je ne peux sortir de chez moi, crut entendre que j’irais trouver le roi de Prusse ; il le manda à son père ; ce père l’a dit à Paris ; les gazetiers en ont beaucoup raisonné ;


Et voilà… comme on écrit l’histoire.

(Charlot, acte I, scène vii.)

Puis fiez-vous à messieurs les savants.

(La Pucelle, ch. X, v. 107.)

Il faut que je vous dise, pour vous amuser, que le roi de Prusse m’a mandé[1] qu’on avait rebâti huit mille maisons en Silésie. La réponse est bien naturelle : « Sire, on les avait donc détruites ; il y avait donc huit mille familles désespérées. Vous autres rois, vous êtes de plaisants philosophes ! »

Jean-Jacques du moins ne fait de mal qu’à lui, car je ne crois pas qu’il ait pu m’en faire ; et Mme la maréchale de Luxembourg ne peut pas croire que j’aie jamais pu me joindre aux persécuteurs du Vicaire savoyard[2]. Jean-Jacques ne le croit pas lui-méme ; mais il est comme Chie-en-pot-la-Perruque, qui disait que tout le monde lui en voulait.

Savez-vous que l’horrible aventure du chevalier de La Barre a été causée par le tendre amour ? Savez-vous qu’un vieux maraud d’Abbeville, nommé Belleval, amoureux de l’abbesse de Villancourt[3], et maltraité, comme de raison, a été le seul mobile de cette abominable catastrophe ? Ma nièce de Florian, qui a l’honneur de vous connaître, et dont les terres sont auprès d’Abbeville, est bien instruite de toutes ces horreurs ; elles font dresser les cheveux à la tête.

Savez-vous encore que feu monsieur le dauphin, qu’on ne peut assez regretter, lisait Locke dans sa dernière maladie ? J’ai appris, avec bien de l’étonnement, qu’il savait toute la tragédie de Mahomet par cœur. Si ce siècle n’est pas celui des grands talents, il est celui des esprits cultivés.

Je crois que M. le président Hénault a été aussi enthousiasmé que moi de M. le prince de Brunswick. Il y a un roi de Pologne philosophe qui se fait une grande réputation. Et que dirons-nous de mon impératrice de Russie ?

Je m’aperçois que ma lettre est un éloge de têtes couronnées ; mais, en vérité, ce n’est pas fadeur, car j’aime encore mieux leurs valets de chambre.

Il m’est venu un premier valet de chambre du roi, nommé M. de La Borde, qui fait de la musique, et à qui monsieur le dauphin avait conseillé de mettre en musique l’opéra de Pandore. C’est de tous les opéras, sans exception, le plus susceptible d’un grand fracas. Faites-vous lire les paroles, qui sont dans mes Œuvres[4], et vous verrez s’il n’y a pas là bien du tapage.

Je croyais que M. de La Borde faisait de la musique comme un premier valet de chambre en doit faire, de la petite musique de cour et de ruelle ; je l’ai fait exécuter : j’ai entendu des choses dignes de Rameau. Ma nièce Denis en est tout aussi étonnée que moi, et son jugement est bien plus important que le mien, car elle est excellente musicienne.

Vous en ai-je assez conté, madame ? vous ai-je assez ennuyée ? suis-je assez bavard ? Souffrez que je finisse en disant que je vous aimerai jusqu’au dernier moment de ma vie, de tout mon cœur, avec le plus sincère respect.

  1. Voyez lettre 6482.
  2. Ce morceau est dans le troisième livre d’Émile.
  3. Voyez tome XXV, page 505; et XXIX, 377.
  4. Tome III de la présente édition.