Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7239

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 20-21).
7239. — À M. D’AMMON[1].
15 avril.

Je suis plus étonné, monsieur, du souvenir dont vous m’honorez, que de vous voir entreprendre un ouvrage utile. La vieillesse de mon corps et de mon esprit ne me permet pas de vous être du moindre secours ; mais elle ne m’empêche pas de sentir vivement tous les droits que vous avez à mon estime. Des généalogies raisonnées, sobrement enrichies de faits intéressants, et ornées des caractères des principaux personnages, peuvent fournir sans doute un ouvrage utile à tous les hommes d’État, et agréable pour tous les lecteurs.

J’avoue que le nombre des aïeux que vous faites monter, dans seize générations, à cent trente et un mille soixante-onze personnes, passe mes connaissances. Je ne conçois pas comment on peut avoir des générations en nombre impair, à moins que quelque grand’mère ne se soit avisée d’accoucher sans qu’aucun homme s’en mêlât : ce qui n’est arrivé, ce me semble, qu’à la Vierge, dans l’Écriture, et à Junon, dans la Fable.

Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que tout homme, soit charbonnier, soit empereur, doit compter, dans seize quartiers de père et de mère, cent neuf mille six cent seize personnes, tant mâles que femelles. C’est à vous à voir si mon compte est juste. Je vous souhaite autant de pistoles que vous trouverez d’aïeux.

J’ignore pourquoi vous dites que le maréchal de Belle-Isle fut le premier homme titré qui accepta la place de secrétaire d’État. Avant lui, sous Louis XIV, pendant la régence, le maréchal de La Meilleraie, le duc de La Vieuville, avaient gouverné les finances. Le maréchal d’Ancre, le comte de Schomberg, le connétable de Luynes, avaient signé comme secrétaires d’État. Le cardinal de Richelieu fut secrétaire d’État, étant évêque de Luçon ; le marquis d’O, le comte de Sancy, le duc de Sully, avaient des patentes de secrétaires d’État, et gouvernèrent l’État sous Henri IV ; et il fallait être reçu secrétaire du roi pour signer en son nom.

Vous me paraissez, monsieur, un très-bon chrétien, de ne compter que cent soixante-quatorze générations parmi les hommes. Les peuples de l’Orient ne s’accommoderaient pas de ce calcul ; et la Bible qu’on appelle des Septante pourrait bien contredire un peu la Bible dite la Vulgate. Vous et moi nous les respectons toutes deux également, sans prétendre à l’honneur de les concilier.

Puisque nous en sommes sur l’exactitude des faits, je vous dirai que, quoique je sois très-ancien par mon âge, je ne suis pas ancien gentilhomme ordinaire de la chambre du roi très-chrétien.

Le roi m’a conservé cette place ; je ne perdis que celle d’historiographe, lorsque j’allai à Berlin ; mais je suis dans un âge où l’on est très-peu sensible à ces joujoux.

Mme Denis est à Paris, et je suis assez heureux pour être en état de lui faire la même pension que le roi de Prusse daignait me faire quand j’étais votre camarade ; s’il y a quelque chose que je regrette, c’est de ne plus l’être.

J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

  1. Christophe-Henri d’Ammon, chambellan du roi de Prusse, mort le 2 février 1783, auteur de : Généalogie ascendante jusqu’au 4° degré inclusivement de tous les rois et princes des maisons souveraines de l’Europe actuellement vivants, réduite en CXIV de XVI quartiers, composée selon les principes du blason', Berlin, 1768, in-f°/ (B.)