Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7242

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 22-23).
7242. — À M. DE CHABANON.
16 avril.

Je crains bien, mon cher ami, d’avoir été trop sévère et même un peu dur dans mes remarques sur Eudoxie ; mais, avant l’impression, il faut se rendre extrêmement difficile, après quoi on n’est plus qu’indulgent, et on soutient avec chaleur la cause qu’on a crue douteuse dans le secret du cabinet. C’est ainsi que mon amitié est faite : plus mes critiques sont sévères, plus vous devez voir combien je m’intéresse à vous.

Je n’ai pas encore profité de vos conseils auprès de M. de Sartines. J’ai craint que l’Homme aux quarante écus et la Princesse de Babylone[1] ne fussent pas des ouvrages assez sérieux pour être présentés à un magistrat continuellement chargé des détails les plus importants. Je lui réserve le Siècle de Louis XIV[2], dont on fait une nouvelle édition, augmentée d’un grand tiers. J’espère que le catalogue raisonné des artistes et des gens de lettres ne vous déplaira pas : c’est par là que je commence, car c’est le Siècle de Louis XIV que j’écris, plutôt que la vie de ce monarque : et vous pensez avec moi que la gloire de ces temps illustres est due principalement aux beaux-arts. Il ne reste souvent d’une bataille qu’un confus souvenir : les arts seuls vont à l’immortalité.

Il est assez désagréable, lorsque je suis uniquement occupé d’un ouvrage que j’ose dire si important, qu’on ne cesse de m’attribuer les ouvrages du mathurin du Laurens, et les insolences bataviques de Marc-Michel Rey, et je ne sais quel Catéchumène qui est tout étonné de trouver des temples chez des peuples policés, et le petit livre des Trois Imposteurs[3], tant de fois renouvelé et tant de fois méprisé, et cent autres brochures pareilles qu’un homme qui écrirait aussi vite qu’Esdras ne pourrait composer en deux années. Il se trouve toujours des gens charitables et nullement absurdes qui favorisent ces calomnies, qui les répandent à la cour avec un zèle très-dévot : Dieu les bénisse ! mais Dieu nous préserve d’eux !

Je crois la très-désagréable aventure[4] de La Harpe entièrement oubliée : car il faut bien que de telles misères n’aient qu’un temps fort court. Pour moi, je n’y songe plus du tout.

Oui, mon très-aimable ami, je suis sensible ; mais c’est à l’amitié que je le suis. Je plains notre cher pandorien du fond de mon cœur ; mais ce qu’il m’a mandé me donne bonne opinion de son procès[5]. Il est clair qu’il a affaire à un coquin hypocrite. Tous les honnêtes gens seront donc pour lui ; et, quoi qu’on dise, il y en a beaucoup en France.

Je vous embrasse le plus tendrement du monde.

  1. Voyez ces deux romans, tome XXI, pages 305 et 369.
  2. L’édition de 1768.
  3. Voyez tome X, une note sur l’épître civ.
  4. Le vol des manuscrits de Voltaire.
  5. Avec André Claustre, prêtre du diocèse de Lyon ; voyez l’écrit de Voltaire tome XXVIII, page 77.